đŸ’„ Villa Montmorency : la copropriĂ©tĂ© la plus discrĂšte de France (2025)

Bonjour,

Comme beaucoup, si j’aime l’immobilier c’est parce qu’au-delà de l’investissement, encore plus que l’aspect utilitariste, un bien c’est aussi une histoire.

Parce que tout le monde se rappelle de la maison ou de l’appartement de son enfance. Parfois de celui de son meilleur copain. Puis du premier logement qu’on a louĂ©. Ou acheter. La plupart du temps, ces murs ont vu passer nombre d’autres histoires, et continueront d’en voir aprĂšs le dĂ©part.

Évidemment, il y a ces monuments historiques ou qui sont passĂ©s Ă  la postĂ©ritĂ©, dont certains sont mĂȘme marquĂ©s d’une plaque commĂ©rant telle illustre personne, ou telle moment mĂ©morable.

L’annĂ©e derniĂšre, j’avais racontĂ© l’histoire du 24 rue Gabriel Ă  Paris, sans doute l’un des bĂątiments les plus sensibles de Paris, et depuis un moment, j’avais envie de faire pareil avec la Villa Montmorency, ce petit Ăźlot hors du temps au cƓur du XVIe. La premiĂšre fois que j’y suis entrĂ©, c’était en 2006. Un de mes clients de l’époque (qui m’impressionnait beaucoup pour tout dire) m’avait demander de faire un aller-retour dans sa belle villa pour y rĂ©cupĂ©rer quelques effets personnels.

Et quiconque y est entrĂ© sait Ă  quel point le contraste est fort entre l’accĂšs complexe depuis l’extĂ©rieur, et le calme qui rĂšgne Ă  l’intĂ©rieur. Mais combien connaissent, y compris parmi les propriĂ©taires, la longue et tumultueuse histoire du quartier le plus sĂ©curisĂ© de France ?

C’est donc le sujet du jour !

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đŸ’„ Villa Montmorency : la copropriĂ©tĂ© la plus discrĂšte de France (1)

Auteuil, un matin d’automne. Entre les rues silencieuses et les grilles discrĂštes de la villa Montmorency, plus rien ne trahit la grandeur passĂ©e du chĂąteau de Boufflers. Ici, autrefois, un salon illuminait l’Europe des LumiĂšres. Des esprits affĂ»tĂ©s s’y croisaient, des idĂ©es s’y forgeaient. Aujourd’hui, le lieu s’est fondu dans la ville. Reste une lĂ©gende, celle d’un chĂąteau qui, avant de disparaĂźtre, a Ă©tĂ© le théùtre d’une Ă©poque.

Tout le monde ici a oubliĂ© la grande histoire qui a dĂ©butĂ© au XVIe siĂšcle. Ce vaste domaine, alors connu sous le nom de MachĂ©co, appartient Ă  Étienne d’Aligre, conseiller du roi et homme d’affaires avisĂ©. Son ambition façonne les lieux : un chĂąteau en bordure de la Grande-Rue, et derriĂšre lui, dix hectares de jardins Ă  l’anglaise, oĂč l’on flĂąne entre ombrages et clairiĂšres, loin du tumulte de Paris.

Mais ce ne sont pas les pierres qui font l’Histoire. Ce sont les ñmes qui les habitent.

En 1773, la comtesse de Boufflers pose ses valises dans cette enclave bucolique. Femme de lettres, courtisane redoutable, elle a un talent certain : celui de captiver son monde. « Vous ĂȘtes la premiĂšre fille du royaume », lui glisse un jour le prince de Conti. Elle sourit. « Vous n’ĂȘtes que la troisiĂšme », rĂ©plique-t-elle, moqueuse.

Son salon devient un Ă©picentre. Ici, Rameau croise Marmontel, Turgot dĂ©bat avec Walpole, Madame de StaĂ«l murmure Ă  l’oreille de Rousseau ou Beaumarchais. MĂȘme Marie-Antoinette vient y chercher un peu de cet esprit qui fait et dĂ©fait les rĂ©putations, mĂȘme si certains lui attribuent surtout quelques cabrioles dans le kiosque rempli de miroirs du jardin Ă  l’anglaise, avec son amant, le comte Axel de Fersen. Auteuil s’affirme comme un refuge oĂč l’intelligence est, comme Marie-Antoinnette, reine.

Mais l’Histoire a la mĂ©moire courte. Lorsque la RĂ©volution Ă©clate, la comtesse de Boufflers ne peut rien contre la marĂ©e qui emporte les tĂȘtes et les fortunes. Son salon se vide, les esprits les plus brillants prennent la fuite ou tombent sous la lame. En janvier 1794, elle et sa belle-fille sont arrĂȘtĂ©es, emportĂ©es par la vague de la Terreur. Elles Ă©chappent de justesse Ă  la guillotine, mais leur monde s’est effondrĂ©. D’autant que La Terreur a Ă©pargnĂ© leur vie, pas leur faste. DĂšs leur, fortune s’évanouit et leur chĂąteau, qui porte dĂ©sormais leur nom, devient un fardeau.

Les murs qui rĂ©sonnaient de conversations Ă©rudites sont dĂ©sormais silencieux. Talleyrand, toujours prompt Ă  flairer les opportunitĂ©s, loue un temps le domaine. Puis vient le Directoire, qui n’a que faire de l’élĂ©gance passĂ©e : sur ordre du gouvernement, les jardins oĂč jadis se promenaient philosophes et poĂštes sont transformĂ©s en champs de blĂ©. Le chĂąteau, autrefois havre de l’esprit, n’est plus qu’un entrepĂŽt aux mains des autoritĂ©s.

À la fin du Premier Empire, le chĂąteau de Boufflers passe entre de nouvelles mains. En 1819, il est rachetĂ© par Ange Hyacinthe Maxence de Damas de Cormaillon, dit comte de Rayneval, un ancien ministre des Affaires Ă©trangĂšres sous Louis XVIII. Diplomate discret, il appartient Ă  cette aristocratie de la Restauration qui tente, tant bien que mal, de retrouver son rang aprĂšs les bouleversements rĂ©volutionnaires et napolĂ©oniens. Mais Rayneval n’est qu’un propriĂ©taire de transition : en 1822, il revend la propriĂ©tĂ© Ă  l’une des familles les plus illustres de l’Ancien RĂ©gime, les Montmorency.

Le nom seul Ă©voque la noblesse d’épĂ©e, les grandes batailles et les honneurs du royaume. Les Montmorency, l’une des plus anciennes lignĂ©es du pays, ont Ă©tĂ© des ducs, des marĂ©chaux, des ministres, des gouverneurs. Leur blason porte fiĂšrement la devise « Dieu aide au premier baron chrĂ©tien », un Ă©cho Ă  leurs origines mĂ©diĂ©vales. Mais en ce dĂ©but du XIXᔉ siĂšcle, ils ne sont plus que l’ombre de leur gloire passĂ©e.

Celle qui acquiert le chĂąteau d’Auteuil en 1822 est la duchesse de Montmorency, Anne-ÉlĂ©onore de Montmorency-Laval. Issue d’une autre grande lignĂ©e, les Laval, elle appartient Ă  cette noblesse qui, aprĂšs la RĂ©volution, oscille entre fidĂ©litĂ© aux traditions et adaptation au nouveau monde. Le chĂąteau de Boufflers devient l’un de ses refuges, mais ce n’est plus un lieu de faste et d’éclat intellectuel. Ce qui fut un centre de la pensĂ©e des LumiĂšres se transforme en une demeure aristocratique, figĂ©e dans le souvenir d’une Ă©poque rĂ©volue.

La famille Montmorency conserve la propriĂ©tĂ© pendant trois dĂ©cennies, mais le poids du temps et les mutations du XIXᔉ siĂšcle rendent leur maintien difficile. La RĂ©volution de 1830 et celle de 1848 ont Ă©branlĂ© leurs certitudes. L’aristocratie terrienne dĂ©cline face Ă  une bourgeoisie financiĂšre qui impose dĂ©sormais ses rĂšgles. En 1852, les Montmorency finissent par vendre le domaine, d’autant que l’enceinte Thiers constuire en 1840 leur coupe l’accĂšs au bois de Boulogne. Le dernier vestige d’un passĂ© prestigieux tombe alors entre les mains des frĂšres Pereire, incarnations du capitalisme triomphant et de la modernitĂ© industrielle. Le chĂąteau de Boufflers vit ses derniers instants.

Parce qu’alors que Louis-NapolĂ©on Bonaparte devient NapolĂ©on III, une telle bĂątisse n’a plus sa place dans cette modernitĂ© galopante. Les Pereire le dĂ©mantĂšlent sans Ă©tat d’ñme. Une partie du domaine est morcelĂ©e pour accueillir de nouvelles constructions, tandis qu’une autre est sacrifiĂ©e Ă  la modernisation urbaine : le chemin de fer de Ceinture, qui doit relier les quartiers pĂ©riphĂ©riques de Paris. Ce qui fut un refuge pour l’élite intellectuelle devient une simple voie de transit pour les flux de travailleurs et de marchandises.

Le romantisme du XVIIIᔉ siĂšcle cĂšde sous la pression du progrĂšs industriel. Dans cette France du Second Empire oĂč triomphe le pragmatisme, le chĂąteau de Boufflers n’est plus qu’une ligne comptable dans les affaires des Pereire.

Hippolyte de Boufflers, le fils de la comtesse, sera le dernier Ă  voir les ombres des chandelles danser sur les murs de la demeure familiale. Il meurt Ă  Auteuil en 1858, sans gloire ni Ă©clat, dernier tĂ©moin d’un monde qui n’existe. À peine un siĂšcle aprĂšs sa crĂ©ation, le chĂąteau a disparu. Plus de pierres, plus de jardins, plus de souvenirs tangibles. A peine quelques bribes de plans, mal conversĂ©s. Seule l’idĂ©e subsiste : ici, autrefois, on a rĂȘvĂ© la libertĂ©, la pensĂ©e et l’esprit. Ici, un temps, des hommes et des femmes ont cru que l’intelligence pouvait façonner le monde.

Mais à Paris, comme ailleurs, la modernité ne fait pas de place aux fantÎmes du passé.

đŸ’„ Villa Montmorency : la copropriĂ©tĂ© la plus discrĂšte de France (2)

Aujourd’hui, il faut ĂȘtre sacrĂ©ment curieux pour retrouver la moindre trace du chĂąteau de Boufflers. Pas de plaque, pas de monument, pas mĂȘme une rue Ă  son nom. L’histoire s’est dissoute dans le bitume et les grilles bien gardĂ©es d’un Paris qui a tournĂ© la page. Pourtant, en fouillant un peu, quelques indices subsistent, dissĂ©minĂ©s dans le paysage comme des vestiges d’un monde oubliĂ©.

Si l’on voulait situer prĂ©cisĂ©ment l’ancien chĂąteau, il faudrait tracer un quadrilatĂšre entre la rue d’Auteuil, la rue La Fontaine, la rue Pierre-GuĂ©rin, la rue Raffet et le boulevard de Montmorency. C’est ici que s’étendaient les salons, les allĂ©es, les jardins Ă  l’anglaise. Mais de tout cela, il ne reste rien. Paris a avalĂ© les lieux, comme il l’a fait avec tant d’autres vestiges du XVIIIᔉ siĂšcle.

Seule une trace visible rappelle ce dĂ©mantĂšlement progressif : la Petite Ceinture. Lorsque NapolĂ©on III et Haussmann façonnent la capitale moderne, l’ancien domaine des Boufflers est dĂ©coupĂ©, et une partie de ses terres est rĂ©quisitionnĂ©e pour ce chemin de fer qui doit encercler la ville. LĂ  oĂč se promenaient autrefois les poĂštes et les courtisans, on fait dĂ©sormais circuler des trains. Aujourd’hui, la ligne est abandonnĂ©e, et certains tronçons sont devenus des sentiers de promenade oĂč la nature reprend ses droits. Mais elle marque encore dans le paysage cette transition brutale entre le Paris des salons et celui du progrĂšs industriel.

L’autre morceau du domaine, celui qui n’a pas Ă©tĂ© absorbĂ© par le chemin de fer d'Auteuil, devient une opportunitĂ© fonciĂšre de premier ordre. En 1852, lorsque la Compagnie du chemin de fer de Paris Ă  Saint-Germain dirigĂ©e par les frĂšres Pereire rachĂšte les terres de la famille de Montmorency, elle ne rĂ©cupĂšre pas un simple quartier, mais un vaste espace semi-rural, vestige des anciens jardins du chĂąteau de Boufflers. À cette Ă©poque, le XVIᔉ arrondissement est encore peu urbanisĂ©, bien loin de son image de quartier bourgeois huppĂ©. C’est une zone en mutation, façonnĂ©e par les grands travaux du Second Empire et la fiĂšvre immobiliĂšre qui s’empare de Paris sous l’impulsion du baron Haussmann.

DĂšs la vente du domaine, les transformations commencent. Le chĂąteau est rasĂ©, une partie du terrain est utilisĂ©e pour la construction du chemin de fer d’Auteuil et de sa gare, qui ouvre en 1854. Mais l’autre parcelle suscite un intĂ©rĂȘt particulier. Trop escarpĂ©e pour ĂȘtre exploitĂ©e industriellement, elle devient le terrain idĂ©al pour un projet immobilier haut de gamme. Les Pereire y voient l’opportunitĂ© de crĂ©er un quartier inspirĂ© des rĂ©sidences aristocratiques anglaises : un havre rĂ©servĂ© aux Ă©lites montantes du Second Empire.

DĂšs 1853, les premiĂšres rues sont tracĂ©es, avec un objectif clair : attirer une clientĂšle fortunĂ©e et transformer Auteuil en un quartier d’exception. Contrairement aux vastes percĂ©es haussmanniennes du centre de Paris, ce projet s’inspire des rĂ©sidences aristocratiques anglaises, oĂč le cadre verdoyant et la disposition en lotissements privĂ©s garantissent calme et exclusivitĂ©. Pour maximiser la vue, la villa Montmorency est placĂ©e sur les hauteurs du domaine, lĂ  oĂč le terrain est pentu, offrant ainsi des perspectives dĂ©gagĂ©es sur la ville et sur le Bois de Boulogne.

Le lotissement est conçu dĂšs l’origine comme un espace clos, mais pas encore totalement fermĂ© : des murs dĂ©limitent l’ensemble du pĂ©rimĂštre, assurant une sĂ©paration nette avec le reste du quartier. En 1857, sous la direction de l’architecte ThĂ©odore Charpentier, six avenues principales sont ouvertes, convergeant vers une place centrale ornĂ©e d’une fontaine. L’organisation rappelle les stations balnĂ©aires en vogue Ă  Deauville ou Arcachon, avec une esthĂ©tique qui mĂȘle villas cossues et jardins privatifs.

DĂšs les annĂ©es 1860-1870, la Villa Montmorency commence Ă  attirer des industriels, financiers et hommes de lettres, sĂ©duits par son cadre exclusif. Sarah Bernhardt est l’une des premiĂšres Ă  s’y installer en 1867, venant y trouver du calme entre les rĂ©pĂ©titions des Passants de François CoppĂ©e, qu’elle s’apprĂȘte Ă  jouer Ă  l’OdĂ©on. Peu aprĂšs, les frĂšres Goncourt rejoignent le quartier, suivis de Victor Hugo, qui y sĂ©journe briĂšvement en 1873, alors qu’il achĂšve Quatrevingt-treize et vient accompagner son fils François-Victor, internĂ© Ă  proximitĂ©. Quelques dĂ©cennies plus tard, cette mĂȘme demeure accueillera Marc Chagall, prolongeant ainsi la tradition d’un quartier oĂč les arts et la littĂ©rature trouvent refuge.

La villa attire aussi des banquiers et industriels du Second Empire, des grands propriĂ©taires terriens ainsi que des hauts fonctionnaires, soucieux de fuir l’agitation de Paris tout en restant proches des centres de dĂ©cision.

Le quartier devient rapidement un bastion de la bourgeoisie montante du Second Empire, attirĂ©e par son calme et son exclusivitĂ©. Contrairement Ă  la conception haussmannienne de la ville, ici, tout est pensĂ© pour limiter la mixitĂ© sociale : aucun immeuble collectif, aucune activitĂ© commerciale, uniquement des demeures individuelles avec jardin. À cette Ă©poque, certaines familles issues du commerce et de la finance investissent les villas cossues du chemin des Princes et des rues Bosio et Raffet, oĂč elles trouvent l’élĂ©gance et la tranquillitĂ© recherchĂ©es.

À ses dĂ©buts, la villa Montmorency n’est pas une enclave inaccessible. Si l’espace est ceinturĂ© de murs, les entrĂ©es restent ouvertes, et les allĂ©es, bien que privĂ©es, ne sont pas encore soumises Ă  un contrĂŽle strict. Le chemin des Princes, aujourd’hui disparu, sert d’accĂšs principal, et l’on y croise encore des visiteurs extĂ©rieurs, venus profiter du calme et de la verdure d’un des derniers espaces prĂ©servĂ©s d’Auteuil. Cependant, la villa a dĂ©jĂ  sa forme actuelle avec :

  • Au centre un rond point oĂč se croisent ;

  • L’avenir des Boufflers, du nom du chĂąteau ;

  • L’avenue du square ;

  • Qui rejoint la rue poussin via l’avenur des Montmonrency ;

  • Puis les avenues des peupliers, en rĂ©fĂ©rence aux arbres plantĂ©s ;

  • Des sycomores, toujours en rĂ©fĂ©rence aux arbres plantĂ©s ;

  • Et des tilleuls, viennent faire le tour, cette fois en rĂ©fĂ©rence Ă  une ancienne plantation.

Pourtant, au fil des dĂ©cennies, la pression immobiliĂšre et les transformations sociales de Paris poussent les rĂ©sidents Ă  renforcer l’entre-soi. DĂ©jĂ  dans les annĂ©es 1880, les nouveaux propriĂ©taires commencent Ă  limiter l’accĂšs aux rues, installant des portails Ă  certaines entrĂ©es pour Ă©viter que des Ă©trangers ne s’y aventurent. L’arrivĂ©e de grands industriels et de figures de la finance, tels que des membres des familles Pereire et Rothschild, renforce cette tendance.

Peu Ă  peu, la Villa Montmorency n’est plus un quartier, mais un concept. Un territoire soustrait au commun, protĂ©gĂ© par des grilles invisibles autant que par ses murs. Ce qui, autrefois, n’était qu’un lotissement bourgeois devient un bastion. Dans les annĂ©es 1950-1960, la fermeture devient totale. Plus de chemins traversants, plus d’accĂšs libres, plus de hasards. On n’entre plus ici comme on entre ailleurs. On y vit entre soi, Ă  l’abri des regards, Ă  l’abri de l’histoire.

Mais l’histoire, elle, ne s’est jamais arrĂȘtĂ©e aux grilles.

Les pierres gardent la mĂ©moire des secousses qui les ont façonnĂ©es. Et la Villa Montmorency n’a pas Ă©chappĂ© aux tourments du siĂšcle : l’histoire, capricieuse et brutale, a toujours su s’y frayer un chemin, laissant des cicatrices visibles et d’autres, plus insidieuses, dissimulĂ©es sous les apparences du luxe et du silence.

La guerre franco-prussienne de 1870 est la premiĂšre Ă  Ă©branler ce sanctuaire. Lorsque Paris est assiĂ©gĂ©, les obus ne se contentent pas de labourer les fortifications de la capitale : ils Ă©ventrent aussi plusieurs maisons du domaine. Le portail monumental aux cariatides, dessinĂ© par Jean-Baptiste-Jules Klagmann, symbole ostentatoire d’un passĂ© aristocratique, est pulvĂ©risĂ© sous le feu prussien. Il ne sera jamais reconstruit. Les grilles qui le remplacent ne relĂšvent plus du dĂ©cor, mais d’une nĂ©cessitĂ© pratique. L’heure n’est plus aux entrĂ©es majestueuses, mais aux accĂšs sĂ©curisĂ©s.

L’enceinte Thiers, Ă©rigĂ©e en 1840 pour protĂ©ger Paris, finit de sceller le destin du quartier. SĂ©parĂ©e du bois de Boulogne, Montmorency devient un monde Ă  part. AprĂšs la chute de Sedan, les Prussiens entrent dans Paris. Loin du tumulte des quartiers insurgĂ©s, la villa Ă©chappe aux affrontements, mais pas aux rĂ©percussions. La ville post-Commune doit ĂȘtre surveillĂ©e, quadrillĂ©e. Plusieurs rues sont redessinĂ©es : la rue Pierre-GuĂ©rin et la rue Raffet ne sont plus seulement des voies de passage, elles deviennent des lignes de dĂ©marcation.

DĂšs lors, la villa se replie sur elle-mĂȘme. Ce mouvement, amorcĂ© par la nĂ©cessitĂ©, devient bientĂŽt une habitude.

Dans cette France de la Belle Époque, oĂč les antagonismes se creusent entre Ă©lites et classes populaires, la Villa Montmorency, elle, s’enferme. L’Affaire Dreyfus, qui enflamme le pays entre 1894 et 1906, renforce ce rĂ©flexe de mise Ă  distance. Les tensions politiques, la montĂ©e des nationalismes, la dĂ©fiance sociale poussent les grandes familles Ă  se retrancher encore un peu plus. On verrouille les entrĂ©es secondaires, on installe une surveillance discrĂšte, on cultive l’entre-soi.

Et pourtant, les murs, si hauts soient-ils, ne protùgent jamais totalement de l’Histoire.

Au crĂ©puscule de la PremiĂšre Guerre mondiale, alors que Paris vit sous la menace aĂ©rienne, la villa Montmorency n’est pas Ă©pargnĂ©e. Dans la nuit du 15 au 16 septembre 1918, un raid allemand frappe plusieurs points stratĂ©giques du 16ᔉ arrondissement. Une bombe Ă©ventre une habitation au 12, avenue des Tilleuls, une autre touche le 51, boulevard de Montmorency, soufflant fenĂȘtres et portes, projetant Ă©clats de pierre et de verre sur les façades endormies. Plus loin, sur le boulevard Suchet, un obus atteint le bastion no 61, exposant encore davantage ce quartier jadis prĂ©servĂ© aux soubresauts du monde extĂ©rieur.

À l’armistice, Montmorency referme ses grilles. Mais ce n’est qu’un rĂ©pit avant la prochaine secousse.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que Paris vit sous le joug de l’Occupation, la villa Montmorency ne fait pas exception aux fractures qui traversent la sociĂ©tĂ© française. Ce qui Ă©tait un havre de tranquillitĂ© pour la bourgeoisie parisienne devient un théùtre feutrĂ© de tensions et d’ambiguĂŻtĂ©s, oĂč fortunes anciennes et nouveaux venus cohabitent dans une atmosphĂšre de mĂ©fiance, d’intrigues et, parfois, de compromissions.

Mais derriĂšre ses façades cossues, la villa connaĂźt aussi un usage inattendu. De 1942 Ă  1944, une pouponniĂšre discrĂšte s’installe au 81-88 boulevard de Montmorency, son jardin donnant sur l’avenue des Sycomores. Officiellement, il s’agit d’un refuge pour nourrissons abandonnĂ©s. Officieusement, une partie des enfants accueillis sont issus d’unions entre des mĂšres françaises et des soldats allemands. À une Ă©poque oĂč ces enfants sont souvent rejetĂ©s, condamnĂ©s Ă  l’anonymat ou Ă  des adoptions secrĂštes, la villa Montmorency devient un maillon invisible d’une histoire que personne ne veut assumer.

La Fondation d’Heucqueville, qui gĂšre cette pouponniĂšre, fonctionne sous la surveillance de religieuses. Certains nourrissons sont pris en charge par l’Assistance publique, d’autres directement adoptĂ©s par des familles influentes. Parmi eux, un enfant connaĂźtra un destin hors du commun : en 1942, Georges Pompidou, jeune haut fonctionnaire, adopte son fils Alain Ă  cette adresse. L’ancien prĂ©sident ne parlera jamais publiquement de cette adoption. Ce n’est que bien plus tard que l’histoire ressurgira, rĂ©vĂ©lant une autre facette de l’Occupation, plus intime, plus trouble.

Plus confidentiel encore, un appartement au 13, rue Pierre-GuĂ©rin sert de maternitĂ© clandestine. SituĂ© Ă  deux pas de la Fondation, il est tenu secret pour que rien n’en sorte sans contrĂŽle. C’est lĂ  que certaines mĂšres accouchent dans l’anonymat, avant que leurs enfants ne soient confiĂ©s Ă  des familles adoptives sous couvert d’une gĂ©nĂ©alogie effacĂ©e.

Pendant ce temps, la villa continue de jouer son rĂŽle d’écrin silencieux. Certains hĂŽtels particuliers du boulevard de Montmorency et de l’avenue des Tilleuls auraient Ă©tĂ© rĂ©quisitionnĂ©s par des officiers allemands, bien que l’absence de preuves formelles laisse planer le doute. Ce qui est certain, en revanche, c’est que le quartier reste Ă  l’écart des combats de la LibĂ©ration de Paris en aoĂ»t 1944. Mais alors que la capitale s’embrase, des troupes allemandes en retraite occupent encore certaines rĂ©sidences du secteur.

Lorsque la guerre s’achĂšve, la villa referme ses portes. Les rĂ©cits officiels Ă©vitent d’évoquer ce qui s’est jouĂ© ici. Comme si la villa elle-mĂȘme prĂ©fĂ©rait oublier.

Mais les murs ont vu, et la mĂ©moire, mĂȘme sous les dorures, ne s’efface jamais totalement. Et la guerre, elle, ne se termine jamais d’un coup. Elle s’attarde dans les interstices du quotidien, dans les rĂšglements de comptes tardifs, dans les haines qui trouvent un dernier Ă©cho avant que le rideau ne tombe. La LibĂ©ration ne signe pas seulement la fin de l’Occupation, elle rĂ©vĂšle aussi les plaies laissĂ©es par quatre annĂ©es de suspicion, de calculs, de trahisons ordinaires.

D’autant qu’à Montmorency la guerre n’a pas dĂ©chaĂźnĂ© les chars ni fait trembler les façades, mais elle a laissĂ© dans l’air une tension sourde, celle des allĂ©geances ambiguĂ«s et des secrets de voisinage. Et parfois, ces secrets dĂ©gĂ©nĂšrent.

Dans une guerre oĂč tout se monnaye – les amitiĂ©s, les convictions, les vies –, certains rĂšglements de comptes ne nĂ©cessitent ni balles ni fusils. Juste un nom soufflĂ© au mauvais endroit, une accusation savamment distillĂ©e, et la sentence tombe sans appel.

À Montmorency, l’Occupation ne s’est pas accompagnĂ©e de fracas, mais les luttes y ont pris d’autres formes, plus insidieuses, plus personnelles. Entre le 37 et le 13 avenue des Peupliers, un conflit d’apparence anodine va se transformer en vendetta, rĂ©vĂ©lant Ă  quel point le voisinage peut devenir un champ de bataille, surtout quand la peur et l’opportunisme dictent les rĂšgles du jeu.

Catherine Cauvet de Blanchonval, aristocrate russe, vit depuis des annĂ©es dans une petite maison de 56 mÂČ construite en 1920. Elle appartient Ă  cette noblesse d’exil, Ă©chouĂ©e en France aprĂšs la RĂ©volution bolchĂ©vique, trop fiĂšre pour demander l’aumĂŽne, trop digne pour courber l’échine. Non loin, au 13 rue des Peupliers, Victorine Visciano Ă©volue dans un tout autre registre. Femme de rĂ©seaux, elle a su tisser, au fil des annĂ©es, des relations avec les milieux d’influence, flairant toujours oĂč se situait l’intĂ©rĂȘt. En temps de paix, elle aurait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© mondaine. En temps de guerre, elle devient informatrice.

Leur diffĂ©rend n’a, au dĂ©part, rien d’exceptionnel. Une querelle sur un hĂ©ritage familial, un chĂąteau disputĂ© loin de Paris. Un Ă©niĂšme conflit oĂč l’orgueil pĂšse plus lourd que la raison. Mais dans la France de 1940, ce genre de litige peut prendre une toute autre ampleur. Visciano, fine stratĂšge, comprend vite que la justice civile est dĂ©sormais un recours dĂ©suet. Il existe des moyens plus radicaux pour Ă©vincer un adversaire.

DĂšs 1940, elle active ses contacts, glisse des insinuations aux bonnes oreilles. D’abord prudente, elle façonne son piĂšge avec patience. Puis, les choses s’accĂ©lĂšrent. Cauvet de Blanchonval est d’abord accusĂ©e de dĂ©tournements financiers. L’affaire aurait pu en rester lĂ , mais Visciano voit plus loin. Elle ajoute un soupçon d’infamie : des liens supposĂ©s avec des rĂ©seaux juifs, des relations avec la RĂ©sistance. Rien de prouvĂ©, mais en ces temps troubles, il suffit d’un murmure.

Les dĂ©nonciations pleuvent alors comme des ordres d’exĂ©cution. La Gestapo s’en mĂȘle. En 1941, des perquisitions sont menĂ©es au 37 avenue des Peupliers. On fouille, on confisque, on interroge. Rien d’incriminant ne ressort, mais l’ombre du soupçon est une condamnation en soi. Dans un climat oĂč l’innocence ne protĂšge plus, ĂȘtre suspectĂ© Ă©quivaut Ă  ĂȘtre coupable.

Visciano ne s’arrĂȘte pas lĂ . Elle multiplie les pressions, harcĂšle Cauvet de Blanchonval, jusqu’à se faire passer pour un agent de la Gestapo lors de menaces tĂ©lĂ©phoniques adressĂ©es Ă  une amie de l’aristocrate, la baronne SelliĂšres, qui l’hĂ©berge briĂšvement. Une guerre psychologique s’installe, une chasse Ă  l’homme feutrĂ©e, oĂč la peur fait son Ɠuvre bien plus efficacement qu’une arme.

En aoĂ»t 1941, l’engrenage atteint son terme. Catherine Cauvet de Blanchonval est arrĂȘtĂ©e et internĂ©e au camp des Tourelles. Une aristocrate de plus jetĂ©e dans l’abĂźme d’une France en Ă©quilibre prĂ©caire, oĂč la suspicion pĂšse plus lourd que les faits. Pendant ce temps, Victorine Visciano poursuit son ascension. Elle renforce ses contacts, se place sous la protection des autoritĂ©s d’Occupation. Elle sait qu’en ces temps-lĂ , ce ne sont pas les innocents qui survivent, mais ceux qui tiennent la corde autour du cou des autres.

Mais l’Histoire n’a jamais de mĂ©moire courte.

À la LibĂ©ration, les rapports changent de mains. Ce qui Ă©tait hier un gage de loyautĂ© devient une charge accablante. Ce qui Ă©tait un avantage se transforme en fardeau. Les archives parlent, les dĂ©nonciations refont surface, mais cette fois, ce sont les accusateurs d’hier qui sont sous le feu des projecteurs. Visciano est Ă  son tour poursuivie pour intelligence avec l’ennemi. Cauvet de Blanchonval, elle, est libĂ©rĂ©e. Blanchie par le temps, marquĂ©e par l’épreuve, mais debout.

Les deux maisons existent toujours, comme des vestiges d’un duel que l’on prĂ©fĂšre oublier. En 2021, l’horloger Richard Mille rachĂšte la maison de Visciano pour prĂšs de 14M€.

đŸ’„ Villa Montmorency : la copropriĂ©tĂ© la plus discrĂšte de France (3)

La prison dorée

Il y a des exils que l’on choisit et d’autres qui s’imposent. En achetant un terrain au 38 avenue des Sycomores vers 1900, AndrĂ© Gide pensait trouver un refuge, un lieu d’ancrage Ă  l’écart du Paris mondain, oĂč il pourrait Ă©crire loin des obligations du siĂšcle. Ce qu’il ne savait pas encore, c’est que cette villa, dĂ©jĂ  marquĂ©e par une volontĂ© d’entre-soi, allait peu Ă  peu se refermer sur lui.

La villa Montmorency n’a pas encore, Ă  cette Ă©poque, l’allure d’une forteresse ultra-sĂ©curisĂ©e. C’est un quartier en formation, destinĂ© Ă  une Ă©lite fortunĂ©e, mais oĂč l’architecture haussmannienne et les inspirations nĂ©o-Louis XIII dominent encore. Gide, lui, ne se soucie pas des convenances. Il veut une maison Ă  son image : moderne, fonctionnelle, dĂ©pouillĂ©e de tout ornement inutile. Un chalet avant-gardiste, une rupture franche avec l’esprit du lotissement.

DĂšs les premiĂšres esquisses, la fronde commence. Ce projet qui se dresse au milieu des façades classiques dĂ©range. L’écrivain se heurte Ă  l’hostilitĂ© silencieuse de ses voisins, qui voient d’un mauvais Ɠil cette singularitĂ© architecturale. Ce n’est pas une affaire de pierre ou de goĂ»t, c’est une question de code social : dans ce microcosme oĂč l’identitĂ© bourgeoise se cristallise aussi dans la brique et le ciment, la modernitĂ© de Gide fait tache.

Le combat est feutrĂ©, mais rĂ©el. Les dĂ©marches administratives s’enlisent, les travaux traĂźnent. En attendant leur achĂšvement, Gide s’installe temporairement dans une petite maison au 18 bis, une bĂątisse modeste datant de 1853. Il observe son chantier, surveille les avancements, sans se douter que ce qui devait ĂȘtre un espace de libertĂ© deviendra pour lui un lieu d’enfermement.

Il vivra au 38 avenue des Sycomores prĂšs de trente ans. Trente ans d’un isolement volontaire, mais de plus en plus pesant. LĂ  oĂč certains Ă©crivains recherchent l’effervescence des salons, Gide choisit la rĂ©clusion. Dans son vaste salon aux volets souvent clos, il travaille sous une lumiĂšre parcimonieuse, prĂ©fĂ©rant la pĂ©nombre aux Ă©clats du dehors. Ce n’est pas seulement un choix esthĂ©tique, c’est un mode de vie : Gide se coupe du monde et, progressivement, le monde se coupe de lui.

Mais le monde, lui, continue de trembler.

Le visiteur du soir

En mars 1916, la PremiĂšre Guerre mondiale sature la vie parisienne. La capitale vit sous la menace, mais la villa Montmorency reste une bulle. Gide, toujours en retrait, s’absorbe dans son travail, impermĂ©able aux soubresauts du conflit. Jusqu’à ce qu’un visiteur inattendu frappe Ă  sa porte.

Le 27 avril 1916, Guillaume Apollinaire se prĂ©sente au 38 avenue des Sycomores. Il arrive marquĂ©, affaibli. Quelques semaines plus tĂŽt, le 17 mars, alors qu’il est au front, un Ă©clat d’obus lui a perforĂ© la tempe droite. TransportĂ© d’urgence, il a Ă©tĂ© opĂ©rĂ© d’un abcĂšs crĂąnien Ă  la villa MoliĂšre, au 57 boulevard de Montmorency, avant d’ĂȘtre Ă©vacuĂ© au Val-de-GrĂące. Il n’est plus tout Ă  fait le mĂȘme homme. Son corps est meurtri, sa dĂ©marche hĂ©sitante. Mais son esprit, lui, est restĂ© intact. Il a toujours la verve et le feu des poĂštes, cette façon de parler comme s’il rĂ©citait dĂ©jĂ  son prochain vers.

Ce n’est pas une premiĂšre rencontre. Gide et Apollinaire se connaissent depuis longtemps, liĂ©s par la Nouvelle Revue Française. En 1911, l’un avait sollicitĂ© l’autre pour un article sur L’ArmĂ©e dans la ville de Jules Romains. Puis leurs Ă©changes s’étaient espacĂ©s, teintĂ©s d’une admiration mutuelle mais d’une incomprĂ©hension latente. Gide, mĂ©thodique, mesurĂ©, cĂ©rĂ©bral. Apollinaire, dĂ©bordant, excessif, lyrique. Deux visions opposĂ©es de la littĂ©rature, du monde, de la vie.

Cette nuit-lĂ , Apollinaire cherche un Ă©change, un partage. Il parle de la guerre, de ses blessures, de la poĂ©sie qui ne le quitte jamais. Il rĂ©cite des vers, espĂ©rant trouver chez Gide une rĂ©action, un Ă©cho. Mais face Ă  lui, l’écrivain reste silencieux. Distant. Comme Ă©tranglĂ© par cette rencontre avec un homme que la guerre a transformĂ©, lui qui est restĂ© Ă  l’abri.

Le malaise s’installe. Les silences s’étirent. Apollinaire comprend que cette visite ne mĂšnera Ă  rien. Il remercie Gide et s’en va, sans colĂšre, mais avec cette luciditĂ© des poĂštes qui savent quand une complicitĂ© est impossible.

Ce sera leur dernier face-Ă -face.

Deux ans plus tard, le 9 novembre 1918, Apollinaire meurt dans son appartement du 202 boulevard Saint-Germain, terrassĂ© par la grippe espagnole, deux jours avant l’armistice.

Gide ne dira rien. Pas de lettre, pas de mot public. Rien qui laisse deviner ce qu’il a pensĂ© de cette ultime entrevue. Peut-ĂȘtre y a-t-il repensĂ©, parfois, dans son grand salon aux volets fermĂ©s. Peut-ĂȘtre a-t-il regrettĂ© ce silence, cette distance qui, ce soir-lĂ , l’avait empĂȘchĂ© de rĂ©pondre Ă  un homme venu chercher un peu de lumiĂšre.

La porte étroite

L’isolement de Gide devient peu Ă  peu une emprise. Ce refuge qu’il a voulu finit par l’étouffer. La villa Montmorency, qu’il avait choisie pour ĂȘtre un sanctuaire, se rĂ©vĂšle ĂȘtre un piĂšge. Il y est seul. Seul face Ă  une communautĂ© qui l’a toujours considĂ©rĂ© comme un intrus. Seul dans une demeure qu’il n’a jamais vraiment aimĂ©e.

En 1928, il tranche. Il vend. Il abandonne le 38 avenue des Sycomores, quitte la villa Montmorency et s’installe au 1 bis rue Vaneau, plus prĂšs du cƓur battant de Paris. Loin de ce quartier qui, sous ses airs de tranquillitĂ©, n’a jamais Ă©tĂ© qu’un monde de murs et de regards hostiles.

Aujourd’hui, rien ne subsiste de cette histoire. Pas de plaque. Pas de mĂ©moire officielle. Seulement une maison parmi d’autres, cachĂ©e derriĂšre des grilles. Une maison oĂč, un soir d’avril 1916, un poĂšte blessĂ© a frappĂ© Ă  une porte et n’a trouvĂ©, en retour, qu’un silence.

Le banquier

La maison de 308 mÂČ est toujours debout, tĂ©moin silencieux des intrigues passĂ©es et prĂ©sentes. Sa propriĂ©taire, passionnĂ©e par son histoire, en a rĂ©cemment tirĂ© un livre : Colette en son jardin secret1. Son Ă©lĂ©gante silhouette, flanquĂ©e au nord par une bĂątisse plus modeste et au sud par une demeure plus imposante construite en 1968, tranche avec l’architecture plus rĂ©cente de la villa. Ici, les murs ne sont jamais que des dĂ©cors. DerriĂšre les façades, les rapports de force s’écrivent dans la pierre.

En 2021, cette demeure change de mains. Prix de la transaction : 6,2M€. Le nouveau propriĂ©taire est GrĂ©goire Chertok, banquier influent chez Rothschild & Cie, installĂ© dans la villa depuis 2010. Un homme qui, au fil des annĂ©es, a su se positionner au plus prĂšs du pouvoir. Et ce n’est donc pas un hasard si l’enclave ultra-exclusive de Montmorency va devenir bientĂŽt le théùtre d’une bataille financiĂšre d’ampleur. Capitalisme, manƓuvres et renversements d’alliances : la guerre ne se joue plus sur les barricades mais dans les conseils d’administration.

L’épicentre

Tout commence au un peu plus au nord, dans un double numĂ©ro impair avenue des Tilleuls. Ce luxueux hĂŽtel particulier, longtemps occupĂ© par Michel Derbesse, ancien directeur gĂ©nĂ©ral de Bouygues BTP, devient en 2006 la rĂ©sidence d’Arnaud LagardĂšre. Un bien transformĂ© au grĂ© des ambitions : piscine en sous-sol, salle de sport, surĂ©lĂ©vation pour atteindre cinq chambres et autant de salles de bain. Pourtant, selon l’entrĂ©e empruntĂ©e, l’adresse peut varier : sortir du cĂŽtĂ© de l’avenue des Sycomores ouvre sur un autre versant du domaine.

CĂŽtĂ© Tilleuls, un autre hĂŽtel particulier, celui de Xavier Niel, construit en 1890, fait face. Une des trois propriĂ©tĂ©s du patron de Free, qui y a vĂ©cu entre 2005 et 2011 avant d’investir le Palais Rose, ancienne demeure d’un autre Rothschild. Un peu plus loin, s’élĂšve l’un des plus grands domaines du quartier, ayant appartenu Ă  l’architecte Olivier-ClĂ©ment Cacoub.

CĂŽtĂ© Sycomores, la demeure se dresse face Ă  celle d’un couple associant finance et haute joaillerie. Non loin, le chanteur Dave et son mari ont pris leurs quartiers. Plus au sud, son jardin touche l’arriĂšre-cour du 56 boulevard de Montmorency, un immeuble qui, bien qu’enclavĂ©, n’a pas accĂšs Ă  la villa. Ce bĂątiment, siĂšge social d’Aigle, appartient depuis 2020 Ă  Cardimmo, une SC de l’assureur Cardif, acquise pour prĂšs de 50 M€.

L’acculĂ©

Mais revenons Ă  la ville qui fait l’angle Sycomores / Tilleuls, oĂč se joue l’un des plus grands bras de fer financiers de ces derniĂšres annĂ©es.

L’affaire qui occupe Chertok n’a rien Ă  voir avec Martin Bouygues, hĂ©ritier du 21 avenue des Tilleuls, aujourd’hui propriĂ©tĂ© de LagardĂšre, acquise via une SCI avant d’ĂȘtre intĂ©grĂ©e Ă  sa holding pour des raisons qui, bien plus tard, prendront tout leur sens. Ni avec ChloĂ© Bouygues, fille de Nicolas Bouygues et niĂšce de Martin, installĂ©e un bloc plus au sud, avenue des Sycomores, dans une maison de 430 mÂČ achetĂ©e pour 3M€ en 2021 avec son mari Yannick BollorĂ©. Ce dernier n’est autre que le fils de Vincent BollorĂ©, lui-mĂȘme propriĂ©taire Ă  l’extrĂ©mitĂ© nord de l’avenue des Sycomores. Son jardin jouxte un immense hĂŽtel particulier donnant sur le boulevard de Montmorency, acquis dans la foulĂ©e. De quoi laisser sa Mercedes bleue, bien connue des riverains, sagement au garage.

Depuis 2020, Arnaud LagardĂšre est encore plus cernĂ© que sa maison, et j’y avais consacrĂ© une newsletter. Sous la pression d’Amber Capital, un fonds activiste dĂ©terminĂ© Ă  faire tomber son statut de commandite pour prendre le contrĂŽle du groupe, il cherche du renfort. En fĂ©vrier, il fait appel Ă  un voisin influent, Nicolas Sarkozy, installĂ© Ă  quelques rues, dans l’hĂŽtel particulier de Carla Bruni, rue Pierre-GuĂ©rin. L’ancien prĂ©sident entre au conseil de surveillance du groupe et active Vincent BollorĂ©, autre puissance du quartier. Deux mois plus tard, le magnat des mĂ©dias monte au capital, bloquant la tentative d’Amber Capital d’évincer LagardĂšre.

Mais tout repose sur une manƓuvre habilement orchestrĂ©e par Chertok2. Le banquier laisse filtrer des informations sur une potentielle suppression du statut de commandite, ce qui provoque une envolĂ©e du cours en Bourse. Le prix d’une nouvelle attaque d’Amber devient trop Ă©levĂ©. Un coup de maĂźtre, bien qu’il s’en soit toujours dĂ©fendu.

Si la tempĂȘte s’apaise temporairement, les dettes d’Arnaud LagardĂšre continuent de s’accumuler. Il refuse de publier ses comptes personnels, une opacitĂ© qui lui vaut une condamnation du tribunal de commerce de Paris3. EndettĂ© Ă  hauteur de 164M€, il voit sa situation empirer avec la crise du Covid-19. La chute du cours de Bourse creuse l’écart : sa dette devient deux fois supĂ©rieure Ă  la valeur de ses actions, et CrĂ©dit Agricole, son principal crĂ©ancier, envisage des saisies Ă  son domicile.

Un huissier se prĂ©sente Ă  la Villa Montmorency et dresse l’inventaire des biens de LagardĂšre. L’humiliation est totale. Une photo de la scĂšne, capturĂ©e par un voisin malicieux, circule mĂȘme en catimini. Mais le rĂ©seau des puissants de la rive gauche s’active. Marc Ladreit de LacharriĂšre, autre milliardaire influent, traverse la Seine et vient en personne lui offrir des garanties bancaires, permettant Ă  LagardĂšre d’éviter l’effondrement immĂ©diat. En parallĂšle, il en profite pour racheter 3% du capital du groupe, renforçant ainsi son emprise.

L’équilibre semble rĂ©tabli. Jusqu’à ce qu’un nouvel acteur surgisse.

Le milliardaire (l’autre)

Alors que la situation semble stabilisĂ©e, un acteur inattendu arrive en scĂšne : Bernard Arnault. Le 25 mai 2020, le patron de LVMH fait une entrĂ©e fracassante dans le dossier LagardĂšre. Et le symbole est parfait. Il orchestre son coup de maĂźtre depuis l’ancien hĂŽtel particulier de Jean-Luc LagardĂšre, rue Barbet-de-Jouy, comme si l’histoire bouclait une boucle. Son annonce ? L’acquisition de 25 % de la holding personnelle d’Arnaud LagardĂšre (LagardĂšre Capital & Management). Une dĂ©cision qui libĂšre le dirigeant de la pression des banques, en particulier de CrĂ©dit Agricole, et le remet en selle. Mais elle prend Vincent BollorĂ© totalement de court.

L’opĂ©ration, nĂ©gociĂ©e dans le plus grand secret, Ă©clate au grand jour le 22 mai au soir. BollorĂ©, qui voyait dĂ©jĂ  LagardĂšre tomber dans son escarcelle Ă  prix cassĂ©, assiste impuissant au retournement. Quelques jours plus tĂŽt, il fanfaronnait encore.

« Le fruit est mĂ»r, j’attends juste qu’il tombe de l’arbre. »

Mais c’est Arnault qui a cueilli Arnaud.

Dans la Villa Montmorency, oĂč chaque rue porte le nom d’un arbre, certains attendent sous les branches, d’autres montent Ă  l’échelle. LagardĂšre pensait que le vent jouerait en sa faveur. Il n’a vu que les feuilles bouger.

Ici, les plus habiles ne laissent jamais le temps aux fruits d’atteindre le sol.

Aiguisé comme une lame

Ennemi. Ami. Voisin. Partenaire. La Villa Montmorency, en attirant de plus en plus d’industriels, a vu se succĂ©der des lignĂ©es entiĂšres de rivaux. Autrefois bastion de la grande bourgeoisie parisienne, elle est devenue le terrain de jeu des empires familiaux oĂč se croisent hĂ©ritages disputĂ©s, ambitions contrariĂ©es et coups de force feutrĂ©s.

Parmi ces figures, Georges Tranchant. Un homme au nom taillĂ© pour l’époque. NĂ© en 1929 dans les Ardennes, il bĂątit sa fortune sur l’électronique militaire avant de faire de l’univers des casinos son vĂ©ritable terrain de chasse. À la fin des annĂ©es 70, il lance un rĂ©seau de salles de jeux Ă  travers la France et devient une figure incontournable du secteur.

C’est aussi dans ces annĂ©es-lĂ  qu’il fait son entrĂ©e dans la Villa Montmorency, au 10 avenue du Square, un refuge idĂ©al pour un homme d’affaires proche du RPR, conscient que les affaires et la politique marchent toujours main dans la main. Mais rapidement, il dĂ©chante.

« J’avais pensĂ© quitter la France Ă  l’arrivĂ©e de Mitterrand »

L’alternance de 1981, qui porte François Mitterrand au pouvoir, est une onde de choc pour ce capitaliste de la droite dure. Tranchant, fidĂšle aux rĂ©seaux du RPR et alors numĂ©ro 2 du parti, voit l’élection du premier prĂ©sident socialiste comme une menace. Redoutant un tour de vis fiscal, il revend la maison Ă  Robert Ricci, fils de Nina Ricci, qui y vivra jusqu’à sa mort en 1988.

Mais l’histoire de la magnifique villa avenue du Square, sur le rond point, ne s’arrĂȘte pas lĂ . Car la demeure va devenir le théùtre d’un autre drame.

Pointu comme un couteau

Diane Leriche grandit dans une famille oĂč l’argent file entre les doigts. Son pĂšre, Guy Leriche, homme d’affaires et joueur invĂ©tĂ©rĂ©, dilapide sa fortune au poker. Sa mĂšre, Martha Szentgyörgyi, ancienne trapĂ©ziste hongroise, voit son mariage vaciller. Un soir, Ă  Cannes, elle capte le regard d’un homme : Lucien BarriĂšre. HĂ©ritier d’un empire de casinos, il tombe sous le charme de cette danseuse Ă©trangĂšre au passĂ© compliquĂ©.

Ils se marient en 1963. Lucien adopte immĂ©diatement Diane, qui abandonne le nom de son pĂšre biologique pour porter celui qui deviendra une institution. Elle passe son enfance entre le Majestic Ă  Cannes, l’Hermitage Ă  La Baule et le Normandy Ă  Deauville, assistant en coulisses au ballet millimĂ©trĂ© des palaces. Mais ce monde dorĂ© est aussi une cage. DĂšs que possible, elle s’échappe.

À 17 ans, elle monte Ă  Paris, Ă©tudie le droit, se marie en 1975 avec Thierry Gaubert, divorce trois ans plus tard. Elle se rĂ©inscrit en gestion et dĂ©croche son diplĂŽme pour prouver Ă  son pĂšre qu’elle peut ĂȘtre plus qu’une hĂ©ritiĂšre. Mais Lucien BarriĂšre ne croit pas aux femmes d’affaires.

En 1981, elle rencontre Dominique Desseigne. Notaire, grand, sportif, rassurant. Il plaĂźt Ă  Lucien. Trois an plus tard, elle l’épouse, et deux enfants naissent : Alexandre en 1987, Joy en 1990.

Trois semaines avant la naissance de Joy, Lucien BarriĂšre meurt brutalement. Diane, 33 ans, se retrouve Ă  la tĂȘte d’un empire qu’elle n’était pas censĂ©e diriger. Mais elle reprend le flambeau et impose son style.

  • Elle modernise les hĂŽtels et casinos, faisant appel Ă  Jacques Garcia pour la rĂ©novation.

  • Elle dĂ©veloppe les machines Ă  sous et optimise la rentabilitĂ© des Ă©tablissements.

  • Elle scelle un partenariat stratĂ©gique avec Accor.

  • Elle rĂ©alise son rĂȘve en rachetant le Fouquet’s en 1998.

Elle dirige avec instinct et autoritĂ©. Un jour, elle infiltre mĂȘme le casino de Deauville sous une perruque et un chapeau pour observer discrĂštement les opĂ©rations. Tout le monde l’a reconnue, mais peu importe : elle veut comprendre chaque rouage.

Mais son ascension est aussi fulgurante que l’accident qu’elle va subir.

Le 16 juillet 1995, Diane BarriĂšre est Ă  Saint-Tropez. Son mariage avec Dominique Desseigne bat de l’aile. Il est restĂ© Ă  La Baule avec leurs enfants. Diane, elle, profite de l’étĂ©. C’est exactement ce qu’elle lui reproche.

En dĂ©but de soirĂ©e, elle monte dans un Beechcraft Baron E55 pour rejoindre son mari et ses enfants. L’avion, parti de Bourges, a fait escale Ă  l’aĂ©rodrome du Luc-Le Cannet, mais n’a pas pu se ravitailler. Le pilote dĂ©colle malgrĂ© tout.

À 130 kilomĂštres de l’arrivĂ©e, le moteur s’éteint. L’avion tombe en panne sĂšche.

Il s’écrase dans un champ.

Le pilote et le passager avant meurent sur le coup. Diane est extraite des flammes par des habitants du coin. Elle est vivante, mais brisée.

BrĂ»lĂ©e au troisiĂšme degrĂ©, tĂ©traplĂ©gique, elle entame un lourd combat contre la douleur. Pour la soutenir au quotidien, Dominique Desseigne, bouleversĂ©, ferme son Ă©tude notariale. C’est Ă©galement son entrĂ©e dans le groupe BarriĂšre.

Dans les premiers mois, l’hĂŽpital devient son univers. Les opĂ©rations se succĂšdent, des dizaines d’interventions pour tenter de rĂ©parer l’irrĂ©parable. À chaque rĂ©veil, elle affronte une rĂ©alitĂ© qu’elle refuse d’accepter. Son mari, bouleversĂ©, ferme son Ă©tude notariale pour se consacrer entiĂšrement Ă  elle et au groupe. Sa mĂšre, Anne-Marie, prend en charge les enfants, Alexandre, 8 ans, et Joy, 5 ans, dans un quotidien oĂč la douleur est omniprĂ©sente.

Quand Diane commence à recevoir des visites, elle observe ses amis, cherchant dans leurs regards le reflet de ce qu’elle est devenue.

« J'ai réussi à donner le change devant elle, se souvient Brigitte, sa grande amie. Mais j'ai subi un tel choc que je suis ensuite allée vomir d'émotion dans les toilettes... »4

Son cercle proche tente de maintenir une illusion de normalitĂ©. Jean Todt, patron de Ferrari, lui fait fabriquer un casque de communication inspirĂ© de la F1, pour lui permettre d’échanger sans effort.

Diane refuse d’ĂȘtre rĂ©duite Ă  une ombre d’elle-mĂȘme. AprĂšs plus d’un an d’hospitalisation, elle dĂ©cide de quitter les couloirs aseptisĂ©s et de reconstruire une vie, Ă  sa maniĂšre. En 1997, elle rachĂšte l’ancienne maison de Robert Ricci et l’hĂŽtel est rĂ©amĂ©nagĂ© pour elle : le dernier Ă©tage est dĂ©diĂ© Ă  ses soins et Ă  ses infirmiĂšres.

Elle ne renonce Ă  rien. Chaque semaine, elle se rend au siĂšge du groupe. Elle continue d’imposer sa vision, suit les dossiers, se bat pour son empire. Elle dĂ©jeune rĂ©guliĂšrement au Fouquet’s, le restaurant qu’elle a sauvĂ©, oĂč elle retrouve un cercle restreint d’amis. Toujours Ă  la mĂȘme table, une habitude immuable, comme un rituel face Ă  un destin qu’elle refuse de subir.

Mais son corps, lui, ne suit plus.

Le 18 mai 2001, Diane BarriĂšre meurt Ă  44 ans Ă  l’HĂŽpital amĂ©ricain de Neuilly.

À la Madeleine, la cĂ©rĂ©monie funĂ©raire rassemble tout ce que Paris compte d’influents. Olivier Dassault orchestre un ballet d’avions privĂ©s pour emmener ses proches en ArdĂšche, oĂč Diane est inhumĂ©e dans le caveau familial.

Joy a 11 ans.
Alexandre, 14.

Chauffé comme une flamme

Ce qu’Alexandre et Joy BarriĂšre apprendront bien plus tard, c’est qu’au-delĂ  de l’image du mari Ă©plorĂ©, Dominique Desseigne a verrouillĂ© la succession avec une minutie implacable. En mai 2000, un an avant la mort de Diane, il fait venir un notaire de La Baule, accompagnĂ© de deux avocats, au chevet de son Ă©pouse, alitĂ©e Ă  l’HĂŽpital amĂ©ricain de Neuilly5.

Diane est Ă©puisĂ©e, son Ă©tat de santĂ© gravement dĂ©gradĂ©. Pourtant, ce jour-lĂ , elle signe. Un nouvel acte notariĂ© modifie leur rĂ©gime matrimonial : la sĂ©paration de biens devient une communautĂ© universelle, fusionnant l’intĂ©gralitĂ© de leurs patrimoines6. DĂ©sormais, en cas de dĂ©cĂšs, Dominique hĂ©ritera de l’usufruit de l’empire BarriĂšre.

Le mĂȘme jour, sept donations sont paraphĂ©es. Les actions du groupe passent en nue-propriĂ©tĂ© Ă  leurs enfants, Alexandre et Joy, mineurs, donc reprĂ©sentĂ©s par leur pĂšre. Mais Desseigne garde l’usufruit, c’est-Ă -dire la totalitĂ© des dividendes. Il devient l’unique maĂźtre du navire, Ă©tend son influence et propulse le groupe bien au-delĂ  des ambitions initiales de son Ă©pouse. HĂŽtels Ă  l’international, expansion du Fouquet’s, domination sur Partouche, son grand rival : en vingt ans, il transforme l’empire familial en une machine de guerre.

Puissant comme un fusil d'assaut

Tout bascule en 2021. Lors d’un Ă©change qui se veut anodin, Alexandre pose la question.

« Quand comptes-tu prendre ta retraite ? »

Son pĂšre, surpris, ne rĂ©pond pas. Il n’a jamais envisagĂ© de lĂącher prise. Pour Alexandre, c’est une fin de non-recevoir. Il comprend que l’heure est venue.

Le 24 juin 2022, il passe Ă  l’attaque. Il traĂźne son propre pĂšre en justice et rĂ©clame 75M€7, jugeant l’usufruit octroyĂ© Ă  Dominique abusif. Plus encore, il conteste le rĂ©gime matrimonial signĂ© en 2000, affirmant que Diane, diminuĂ©e, n’était pas en Ă©tat de donner son consentement.

En avril 2023, la guerre familiale manque d’éclater au grand jour. À 36 ans, Alexandre fait un pas dĂ©cisif : il prend le contrĂŽle du groupe et Ă©vince Dominique de toutes ses fonctions exĂ©cutives. Un putsch familial, aussi brutal que discret, orchestrĂ© avec un sens implacable de la stratĂ©gie. Et pour achever l’Ɠuvre, il renie son patronyme. DĂ©sormais, il ne s’appelle plus Desseigne. Il efface jusqu’à son nom, pour redevenir BarriĂšre.

Que s’est-il passĂ© derriĂšre les grilles de la Villa Montmorency, oĂč pĂšre et fils ont cohabitĂ© jusqu’en 2022 ?

Certes, ils n’ont jamais Ă©tĂ© proches. L’un peaufinait son revers de tennis et cultivait son rĂ©seau mondain, l’autre se tenait en retrait, visage fermĂ©, fuyant les cocktails. MĂȘme Ă  Deauville, ils s’évitaient : l’un Ă  l’HĂŽtel du Golf, l’autre au Normandy. Mais Dominique Desseigne, persuadĂ© d’avoir formĂ© son successeur, n’avait pas vu venir la trahison. Parce qu’Alexandre n’attendait pas qu’on lui passe le flambeau : il comptait l’arracher.

Pour cela, il s’entoure d’un homme-clĂ© : David Layani, fondateur de Onepoint, autodidacte qui infiltre mĂ©thodiquement le groupe BarriĂšre. Depuis 2019, il place ses pions : David Haccoun (Osborne Clarke) gĂšre l’opĂ©ration financiĂšre, Sacha Mandel (Majorelle) contrĂŽle la communication, et GrĂ©gory Rabuel, ex-patron de SFR, est parachutĂ© Ă  la tĂȘte du groupe en 2022, contre l’avis du cabinet de recrutement Egon Zehnder.

Mais pour verrouiller dĂ©finitivement l’opĂ©ration, il reste un dernier verrou Ă  faire sauter : Marc Ladreit de LacharriĂšre, encore lui. Le milliardaire, patron de Fimalac, dĂ©tient encore 40 % du groupe BarriĂšre, une participation acquise en 2011 auprĂšs d’Accor pour 186 M€. Alexandre et Joy veulent rĂ©cupĂ©rer ce bloc d’actions pour redevenir seuls maĂźtres Ă  bord. La nĂ©gociation est Ăąpre, mais Ladreit de LacharriĂšre, pris dans le sauvetage de Casino et recentrant son empire sur la finance et le numĂ©rique, accepte de cĂ©der. L’intermĂ©diaire ? Nicolas Sarkozy, encore.

Le 21 juillet 2023, un compromis de vente est signĂ© pour 325M€. Le 28 juin, un second accord boucle l’opĂ©ration avec le rachat des 10% de la SFCMC, sociĂ©tĂ© qui contrĂŽle le Casino de Cannes et plusieurs hĂŽtels prestigieux.

Le groupe redevient 100 % familial. L’ùre Desseigne s’éteint. Dominique cĂšde le contrĂŽle, garde un siĂšge honorifique et un train de vie confortable. En Ă©change, il abandonne toute gestion du groupe.

Dans le communiqué officiel, on remercie Marc Ladreit de LacharriÚre pour son soutien. On salue Nicolas Sarkozy pour son implication. Mais le message est limpide : une nouvelle génération a pris le pouvoir. Alexandre et Joy sont désormais seuls aux commandes. Dominique Desseigne, lui, reste dans la Villa Montmorency, en simple résident.

Dans les couloirs feutrĂ©s du 33 rue d’Artois, l’éviction de Dominique Desseigne par son fils n’était pas la seule fracture familiale. Une autre ombre planait sur le patriarche, plus intime, plus mĂ©diatique : la reconnaissance judiciaire de sa paternitĂ© de Zohra Dati.

En 2016, aprĂšs des annĂ©es de bataille, la cour d’appel de Versailles tranche : Dominique Desseigne est bien le pĂšre de la fille de Rachida Dati, nĂ©e en 2009. Il avait refusĂ© le test de paternitĂ©, mais la justice considĂšre son silence comme un aveu.

CondamnĂ© Ă  verser une pension alimentaire de 2’500€ par mois, rĂ©troactive depuis la naissance, il voit son image Ă©cornĂ©e. Pour Alexandre et Joy, cette rĂ©vĂ©lation publique est une blessure supplĂ©mentaire. Alexandre, qui s’apprĂȘtait Ă  renverser son pĂšre, y trouve une raison supplĂ©mentaire d’effacer ce nom. Lorsque, quelques annĂ©es plus tard, il barre dĂ©finitivement « Desseigne » de son Ă©tat civil, ce n’est pas seulement un hommage Ă  sa mĂšre. C’est un acte symbolique : couper dĂ©finitivement le lien avec celui qu’il tient pour responsable de la mort de Diane.

Aujourd’hui, Alexandre BarriĂšre a quittĂ© la Villa Montmorency. Joy, elle, y est restĂ©e. Dominique Desseigne, lui, vit toujours derriĂšre ces grilles. Mais il n’est plus le maĂźtre des lieux.

Les fortunes se font et se dĂ©font, les dynasties industrielles s’affrontent, mais derriĂšre les hauts murs de la Villa, une autre mutation s’est opĂ©rĂ©e. Car si ce carrĂ© de verdure fut longtemps le théùtre des batailles d’influence des grands patrons et hĂ©ritiers, il a aussi, au fil des dĂ©cennies, attirĂ© une autre aristocratie : celle du spectacle et des mĂ©dias.

đŸ’„ Villa Montmorency : la copropriĂ©tĂ© la plus discrĂšte de France (4)

Entre les annĂ©es 1970 et 1990, la Villa Montmorency connaĂźt une transformation radicale. Ce qui n’était qu’un lotissement bourgeois devient un sanctuaire ultra-select, un havre coupĂ© du monde oĂč se croisent pas mal d’artistes et stars qui show-business, bien avant que que les grands patrons n’arrivent.

La premiĂšre vague de vedettes arrive dans les annĂ©es 1970. Johnny Hallyday et Sylvie Vartan ouvrent le bal. En 1978, ils achĂštent une maison au tout dĂ©but de l’avenue Boufflers, une demeure de caractĂšre nichĂ©e Ă  l’angle de la rue des Peupliers, pour 4,1M Frs. Le roi du rock français, Ă©ternel fugitif traquĂ© par ses fans et les paparazzis, trouve enfin un havre oĂč garer ses bolides sans ĂȘtre assiĂ©gĂ© par les flashs. Sylvie Vartan, elle, ne quittera jamais la Villa : aujourd’hui encore, elle y vit avec son second mari, Tony Scotti, dans une maison bordĂ©e au nord par l’ancien patron de Cheniere.

La mĂȘme annĂ©e, Gilles Jacob, futur prĂ©sident du Festival de Cannes, acquiert une maison de 500mÂČ pour 3,2M Frs. Puis Carole Bouquet s’installe sur une propriĂ©tĂ© de 700mÂČ en 1994, qu’elle revendra plus tard pour 9,3M Frs en 2006.

Mais c’est surtout l’époque oĂč est arrivĂ©e la chanteuse Rika ZaraĂŻ. Amoureuse de rĂ©sidence, elle achĂšte le 2 avenue des Tilleuls, depuis repris par le patron d’un gros fonds d’investissement parisien. La bĂątisse construite en 1870 est mitoyenne avec le 4 qui a Ă©tĂ© divisĂ©, comme le 2 le sera par la suite. A l’époque la villa voisine, avenue du Square, n’était pas encore occupĂ©e par Philippe Alazar, le patron de Bigard, mais ses habitants pouvaient voir dĂ©filer le tout Paris que la chanteuse invitait chez elle pendant des longues annĂ©es oĂč elle habitant dans la villa, de 1986 Ă  2012.

Tout ceux qui ont connu la vie de l’époque la dĂ©crivent comme impliquĂ©e dans les (complexes) dĂ©cisions de la villa qu’elle voyait comme un petit village.

Dans le mĂȘme temps, la Villa Montmorency attire des figures plus discrĂštes du monde du cinĂ©ma et de la musique. MylĂšne Farmer choisit le 17 avenue des Tilleuls. Pour une artiste connue pour sa rĂ©clusion et son mystĂšre, cette enclave protĂ©gĂ©e devient un cadre parfait. Pendant plus de vingt ans, elle y vit avec son compagnon de l’époque, le rĂ©alisateur BenoĂźt Di Sabatino.

Mais la quiĂ©tude qui lui Ă©tait promise derriĂšre les hauts murs de la Villa s’effrite peu Ă  peu. Ses deux bergers suisses deviennent un problĂšme. Leurs aboiements incessants exaspĂšrent le voisinage, jusqu’à ce que l’un d’eux attaque une factrice. L’affaire fait scandale lors des assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales de la copropriĂ©tĂ©. Sous pression, MylĂšne Farmer est contrainte de partir en 2019.

Mais plutĂŽt que de vendre, elle procĂšde Ă  un Ă©change immobilier, valorisant sa maison Ă  9,3M€ contre une demeure de maĂźtre Ă  Montretout, Ă  Saint-Cloud, Ă  quelques mĂštres de la famille Le Pen, dont le manoir domine le parc. Enfin, ex-propriĂ©tĂ©, puisqu’à la mort de Jean-Marie il a Ă©tĂ© mis en vente un peu moins de 9M€. Personne n’aurait encore fait d’offre pour la grande maison qui jouxte celle oĂč habita longtemps Guy BĂ©art, avec Emmanuelle, et la magnifique hĂŽtel particulier Second Empire oĂč vĂ©cu Lino Ventura jusqu’à sa mort, maintenant rachetĂ© par Jean Dujardin il y a 10 ans.

Non loin de l’ex-villa de MylĂšne, c’est une autre icĂŽne, CĂ©line Dion (et son mari d’alors RenĂ© Angelil) qui s’était offert le 16 avenue du Square, l’une des quatre maisons qui surplombent le rond-point central de la Villa. La chanteuse canadienne, qui Ă©tait dĂ©jĂ  une star, avait fait de cet Ă©crin un pied-Ă -terre parisien de prestige, bien qu’elle n’y ait quasiment jamais vĂ©cu. Mise en vente plusieurs fois ces derniĂšres annĂ©es et mĂ©diatisĂ©e par l’agence Kretz, la demeure aurait trouvĂ© preneur fin 2024, sans que la transaction ne soit confirmĂ©e.

Plus rĂ©cemment, c’est Isabelle Adjani qui s’était installĂ©e au 3e Ă©tage du 17 avenue des Peupliers entre 2003 et 2005, tandis qu’au rez-de-chaussĂ©e, elle cĂŽtoyait Dominique Ambiel, producteur et futur conseiller de Jean-Pierre Raffarin.

Mais dans les annĂ©es 1980 plusieurs capitaines d’industrie, les patrons de mĂ©dias et les figures du capitalisme français prennent progressivement le relais des artistes et des cĂ©lĂ©britĂ©s.

Vincent BollorĂ©, encore loin d’ĂȘtre l’homme qui rĂ©gnera sur Canal+, acquiert une premiĂšre maison en 1983 pour 2,2M Frs. Son jardin est modeste (100 mÂČ), mais son ambition, immense. Peu Ă  peu, il rachĂšte plusieurs autres propriĂ©tĂ©s dans la Villa, consolidant son pouvoir.

Jean-Paul Baudecroux, le fondateur de NRJ, s’installe Ă  quelques mĂštres de son associĂ© Alain Weill, qui habite alors de l’autre cĂŽtĂ©, boulevard de Montmorency. Ensemble, ils forment le duo le plus influent de l’audiovisuel français.

De l’autre cĂŽtĂ© du domaine, c’est Alain Afflelou, le magnat des lunettes, qui achĂšte une demeure d’exception pour 70M Frs, aujourd’hui Ă  vendre. En 2012, le milliardaire de la lunette avait dĂ©jĂ  mis en vente les 830mÂČ pour 48M€, moins pour vendre que pour montrer au fisc qu’il Ă©tait bien installĂ© Ă  Londres. Mais personne n’a cĂ©dĂ© Ă  ce prix.

L’immobilier atteint alors des sommets inĂ©dits, et seules les fortunes les plus importantes peuvent encore espĂ©rer s’y installer. En 1993, Corinne Bouygues, fille de Francis Bouygues, suivi par Thierry Dassault, hĂ©ritier du groupe aĂ©ronautique, venant profiter d’un Ăźlot d’élite oĂč tout est fait pour prĂ©server le secret et l’intimitĂ© de ses rĂ©sidents.

Bien que le calme n’y soit jamais absolu.

Mais il y a un drame dont personne ne veut parler ici. Le 21 fĂ©vrier 2003 Pierre Michaud est loin de Paris lorsqu’un gardien dĂ©couvre, au fond du jardin de son hĂŽtel particulier, le corps de son Ă©pouse, Simone Dalloz, 79 ans. L’industriel, en voyage d’affaires au Moyen-Orient, ignore encore que sa femme repose sous des sacs-poubelle, tuĂ©e de sang-froid, vraisemblablement Ă©touffĂ©e avant d’ĂȘtre achevĂ©e d’une balle de .22 long rifle en pleine tĂȘte. L’autopsie situe la mort au jeudi prĂ©cĂ©dent.

La dĂ©couverte macabre commence dans la soirĂ©e, lorsqu’un gardien du 22 avenue des Peupliers, alertĂ© par des proches inquiets de l’absence de Simone Dalloz, entre dans sa demeure. Dans le jardin, il tombe sur un cadavre enveloppĂ© dans du plastique. Les enquĂȘteurs du Quai des OrfĂšvres dĂ©couvrent ensuite des traces de sang sur la baie vitrĂ©e, des marques de traĂźnĂ©e au sol. L’autopsie rĂ©vĂšlera que la vieille dame a Ă©tĂ© Ă©touffĂ©e, avant d’ĂȘtre achevĂ©e d’une balle dans la tĂȘte avec une carabine .22 long rifle Ă  canon sciĂ©, Ă©quipĂ©e d’un silencieux artisanal.

TrÚs vite, un nom émerge : Daniel Dardenne, 62 ans, concubin de Marie-Claire Leflon et jardinier à la Villa Montmorency. Originaire du Nord, cet homme, qui vivait avec sa compagne dans le logement de fonction attenant à la propriété des Michaud, avait été remercié quelques jours auparavant.

Ce licenciement, qui semblait avoir été accepté sans heurts, a-t-il déclenché une folie meurtriÚre ? Pourquoi tuer aussi sa propre compagne ?

Les enquĂȘteurs n’ont pas le temps d’interroger Dardenne. Le 22 fĂ©vrier, Ă  l’aube, il est repĂ©rĂ© en train d’essayer d’entrer dans la villa avec ses clĂ©s. Pris en chasse par la police, il sort son arme, la pointe sur les forces de l’ordre, avant de la retourner contre lui. Un tir en pleine poitrine.

Transporté dans un état critique au centre hospitalier Georges-Pompidou, il survit, incapable de parler.

Les enquĂȘteurs retournent alors la maisonnette du personnel. Sous un matelas, le corps de Marie-Claire Leflon repose, recroquevillĂ© entre plusieurs couches de draps et de couettes. L’autopsie rĂ©vĂ©lera qu’elle a Ă©tĂ© tuĂ©e d’une balle dans la nuque, exĂ©cutĂ©e Ă  bout portant.

Les Ă©lĂ©ments s’emboĂźtent : le jardinier a tuĂ© sa compagne, puis la maĂźtresse de maison. Mais pourquoi ? La version du licenciement refait surface. Dardenne et Leflon devaient quitter la Villa Montmorency, leurs employeurs souhaitant des domestiques capables de conduire. Une sĂ©paration sans drame apparent : le couple s’apprĂȘtait Ă  retourner dans le Nord, oĂč il avait une maison. Rien ne laissait prĂ©sager un tel basculement.

Les voisins dĂ©crivent un homme Ă©trange, souvent seul avec son chien, parfois en proie Ă  des accĂšs de colĂšre. On sait aussi qu’il buvait, et qu’au matin de sa tentative de suicide, il avait dĂ©jĂ  un gramme d’alcool dans le sang. Un crime de dĂ©sespoir ? Une colĂšre soudaine ? Les enquĂȘteurs tentent de reconstruire la chronologie. Leflon aurait Ă©tĂ© tuĂ©e la premiĂšre, peut-ĂȘtre au dĂ©but de la semaine. Dardenne aurait ensuite conservĂ© son cadavre plusieurs jours, avant d’assassiner Simone Dalloz. Un crime froidement prĂ©mĂ©ditĂ©, puisque sa carabine avait Ă©tĂ© Ă©quipĂ©e d’un silencieux artisanal, son canon et sa crosse sciĂ©s.

Dans les allées de la Villa Montmorency, on évite le sujet. Les vigiles de la résidence privée font mine de ne rien savoir. Le silence est la rÚgle. Mais entre les murs feutrés des hÎtels particuliers, le choc est bien là. « Un vrai traumatisme », concÚde un voisin. Un double meurtre derriÚre des grilles dorées, une tragédie étouffée dans le luxe et le secret.

C’est deux ans plus tard, c’est Olivier-ClĂ©ment Cacoub qui est victime Ă  son tour dans ce qui est sans doute le plus beau bĂątiment de la villa, la 18 avenue des Tilleuls, celui-lĂ  mĂȘme oĂč habita Henri Bergson. Sa gigantesque maison de 16’00mÂČ avec plusieurs terrasses aux vues incroyables, dont l’une oĂč il a fait construire une vĂ©randa en 2004, est aussi le plus grande de toute.

À 84 ans, l’architecte franco-tunisien est une institution. Grand prix de Rome, il a laissĂ© son empreinte de Paris Ă  Abidjan, conçu le palais prĂ©sidentiel de Carthage, dessinĂ© des Ă©difices en CĂŽte d’Ivoire, au ZaĂŻre et jusqu’à Tahiti. Consul honoraire du Botswana, il compte parmi ces hommes de l’ombre que les dirigeants africains consultent en secret, mais il est Ă©galement un ami intime de Jacques Chirac. Dans les cercles du pouvoir, il est une oreille attentive, un intermĂ©diaire respectĂ©. À la Villa Montmorency, c’est un voisin parmi d’autres, propriĂ©taire d’un hĂŽtel particulier cossu, oĂč il vit avec son Ă©pouse et son personnel de maison.

Le 24 mars 2005, un commando armĂ© s’introduit dans la propriĂ©tĂ© vers 22 h 15. Ils maĂźtrisent le cuisinier et le maĂźtre d’hĂŽtel avant de s’en prendre au couple. Cacoub et son Ă©pouse sont jetĂ©s au sol, ligotĂ©s et menacĂ©s. Les malfaiteurs ne sont pas lĂ  par hasard : ils savent ce qu’ils viennent chercher. Ils repartent avec un demi-million d’euros en liquide et en bijoux.

L’affaire est prise au sĂ©rieux. Les policiers de la BRB8 se penchent sur le dossier, la procĂ©dure est ouverte pour vol avec violences et sĂ©questration. La victime intrigue. Un simple cambriolage ? Une affaire plus complexe ? L’architecte, habituĂ© aux palais et aux chefs d’État, possĂ©dait peut-ĂȘtre d’autres richesses que l’argent.

Mais trĂšs vite, la piste crapuleuse est privilĂ©giĂ©e. Les enquĂȘteurs n’établissent aucun lien entre l’attaque et les relations diplomatiques de Cacoub. Ce serait l’un des nombreux cambriolages visant les grandes fortunes parisiennes, ces braquages de haut vol oĂč les malfrats, renseignĂ©s, savent qui frapper. La Villa Montmorency, pourtant forteresse ultra-sĂ©curisĂ©e, s’avĂšre vulnĂ©rable.

La rĂ©action est immĂ©diate. Vincent BollorĂ©, dĂ©jĂ  influent parmi les copropriĂ©taires, impose un renforcement drastique de la sĂ©curitĂ©. Exit la simple prĂ©sence des gardiens : dĂ©sormais, la Villa se dote de rondes privĂ©es nocturnes et d’un nouveau systĂšme de vidĂ©osurveillance dernier cri. Budget initial : 100K€. Mais Georges Tranchant, qui connaĂźt bien les mĂ©canismes d’appel d’offres grĂące Ă  ses casinos, nĂ©gocie une ristourne de 19K€.

Olivier-Clément Cacoub meurt, lui, deux ans aprÚs en 2008.

Sa femme vivra encore quelques annĂ©es dans les lieux puis vend en 2019. Mais qui est l’acheteur mystĂ©rieux qui a dĂ©boursĂ© 25M€ via un prĂȘt infine de 31,5M$ Ă  1% sur 10 ans ? Nul ne le sait. MĂȘme parmi les habitants, les rumeurs vont bon train.

Officiellement, le bien est dĂ©tenu par un gĂ©rant chinois, qui s’acquitte sans faillir des 1,5M€ de charges annuelles. Mais la toile de sociĂ©tĂ©s Ă©crans Ă  Hong Kong et aux Ăźles Vierges britanniques rend impossible l’identification du vĂ©ritable propriĂ©taire. Une femme de paille reprĂ©sente cette entitĂ© fantomatique, entretenant le mystĂšre et alimentant les spĂ©culations sur l’identitĂ© de celui ou celle qui, dans l’ombre, dĂ©tient cette forteresse.

Difficile de dire si ce sont les Ă©vĂšnements, ou simplement le temps, qui ont changĂ© la villa Montmorency. Mais tous ceux qui sont passĂ©s par lĂ  disent clairement que plus rien n’a Ă©tĂ© comme avant. Durant les annĂ©es 2010, les prix ont chutĂ©, faute d’acheteurs.

En 2014, la Villa Montmorency connaĂźt une crise sans prĂ©cĂ©dent : entre 15 et 25 maisons sont mises en vente, une hĂ©morragie immobiliĂšre inĂ©dite dans cette enclave ultra-privilĂ©giĂ©e du XVIe. La faute Ă  une pression fiscale grandissante et Ă  un climat politique perçu comme hostile aux grandes fortunes. LassĂ©s d’ĂȘtre dans le viseur du fisc et de l’opinion publique, de nombreux rĂ©sidents envisagent l’exil, transformant ce bastion de l’entre-soi en marchĂ© immobilier en berne. Parce que si le marchĂ© de l’immobilier de luxe parisien ne s’est jamais arrĂȘtĂ© de croire, il a surtout Ă©tĂ© portĂ©e par des fortunes Ă©trangĂšres, plus intĂ©ressĂ©es par le triangle d’or que par le petit village d’Auteuil. Encore aujourd’hui, trĂšs peu d’étrangers y vivent. D’autant qu’il faut en accepter les contraintes.

Vivre Ă  la Villa Montmorency, c’est habiter un quartier oĂč le silence est d’or, mais oĂč chaque dĂ©tail est rigoureusement encadrĂ©. DerriĂšre les grilles et les camĂ©ras, la gestion du domaine repose sur une association syndicale, créée en 1926, qui orchestre la vie quotidienne de ces quelques centaines de privilĂ©giĂ©s. Officiellement prĂ©sidĂ©e par un inspecteur gĂ©nĂ©ral des affaires culturelles, elle est en rĂ©alitĂ© animĂ©e par Vincent BollorĂ©, dont les fils possĂšdent Ă©galement leur propre hĂŽtel particulier dans l’enclave fermĂ©e.

Un ancien explique que c’est le comportement de Gide qui serait Ă  l’origine de la fermeture progressive. S’il vivait reclus, il avait pris l’habitude bienveillante de laisser les patients d’une clinique voisine, la Fondation italienne, se promener dans les allĂ©es calmes de la villa Montmorency.

Ce comportement, jugĂ© trop gĂ©nĂ©reux par certains voisins, suscita leur mĂ©contentement. Sous couvert de sĂ©curitĂ©, les autres propriĂ©taires dĂ©cidĂšrent alors de poser des serrures aux portails d’accĂšs de la villa vers 1911, officiellement pour empĂȘcher la venue de prostituĂ©es errant depuis la destruction de l’enceinte de Thiers, mais officieusement pour interdire l’accĂšs aux Ă©trangers non rĂ©sidents, y compris les invitĂ©s de Gide.

Cet Ă©pisode, documentĂ© par Gide lui-mĂȘme, marque le passage d’une enclave privĂ©e mais relativement ouverte Ă  un lieu hermĂ©tiquement clos. Les grilles, autrefois gardĂ©es mais non verrouillĂ©es, deviennent infranchissables sans autorisation, scellant le caractĂšre exclusif du lieu.

Tout est pensĂ© pour prĂ©server la tranquillitĂ© et l’uniformitĂ© du lieu. L’entretien des voies, l’élagage des arbres, l’adduction d’eau, la collecte des ordures—rĂ©alisĂ©e Ă  l’aube par des minivans Ă©lectriques pour Ă©viter la moindre nuisance sonore—sont entiĂšrement Ă  la charge des rĂ©sidents. Les charges sont exorbitantes, mais c’est le prix de la discrĂ©tion et du confort absolu.

Le rĂšglement interne, rĂ©guliĂšrement mis Ă  jour, s’étend sur une quarantaine de pages, avec des dispositions souvent surprenantes. Laver sa voiture avec un tuyau d’arrosage dans les avenues de la villa est strictement interdit. En cas de rĂ©cidive, un autocollant fortement adhĂ©sif est apposĂ© sur le pare-brise du contrevenant, seule forme de sanction envisageable dans un quartier oĂč les PV n’existent pas.

MĂȘme les limitations de vitesse Ă©chappent aux rĂšgles habituelles : les 25 km/h imposĂ©s dans les allĂ©es ne sont pas verbalisĂ©s, et personne ne risque de perdre des points sur son permis ici. Le fondateur de Coyote, Fabien Pierlot, qui s’est offert en 2011 un hĂŽtel particulier avenue des Sycomores, en rachetant une ex-demeure d’Arnaud LagardĂšre pour 5,5M€, fortune faite, ne risque pas d’y vendre Ă  ses voisins ses cĂ©lĂšbres avertisseurs de radar.

Pourtant, la quiĂ©tude n’est pas toujours de mise, surtout depuis que certaines maisons y sont en location, ce qui a valu, lĂ  encore, de longues heures de discussions en AG.

Quand Zlatan Ibra est arrivĂ© au PSG, le club lui a louĂ© une belle villa construite en 2012 de 219mÂČ, que Thiago Motta a Ă©galement occupĂ© aprĂšs lui, juste Ă  cĂŽtĂ© de la grande maison qu’Alain Afflelou a fait construire en 1986.

Plusieurs rĂ©sidents se sont plaints des allers et venues incessants, et de fĂȘtes parfois bruyantes. Pourtant, un ancien rĂ©sident se rappelle que la Villa n’a pas toujours Ă©tĂ© calme.

« Aujourd’hui ça ressemble Ă  un EHPAD oĂč il ne faut surtout pas faire le moindre bruit. J’ai connu l’époque oĂč Sylvie [Vartan] organisait des fĂȘtes incroyables, oĂč tout le monde pouvait passer. »

Ces fĂȘtes font partie de la lĂ©gende. De mĂȘme que cette fameuse nuit oĂč Johnny aurait Ă©tĂ© reconduit Ă  la sortie par un gardien qui l’avait pris pour un SDF tellement il Ă©tait bourrĂ©. OĂč encore les hurlements d’Alain Delon contre Afflelou lorsqu’il venait chercher ses deux enfants dont la mĂšre, la mannequin, Rosalie van Breemen, a Ă©tĂ© l’épouse de 2002 Ă  2008. Les mĂȘmes qui racontent comme une nuit.

Des histoires qui paraissent improbables, mais qu’est-ce qui peut ne pas arriver villa Montmorency ?

Aujourd’hui la villa Montmorency est l’un des symboles de l’élitisme en vase clĂŽt. En septembre 2020, un groupe de Gilets jaunes et d’activistes anti-oligarchie a rĂ©ussi Ă  s’introduire briĂšvement dans l’enceinte de la villa Montmorency, au cri de « À bas les riches ». Evidemment sans consĂ©quence. Evidemment sans rĂ©el message. Mais comme un discret symbole.

Rares sont les habitants et propriétaires, actuels ou passés, qui veulent parler de la villa. En tout cas, pas en leur nom. La rÚgle du silence est tacite, comme dans ses clubs selects du SiÚcle ou du Bilderberg, desquels on sait peu, et sur lesquels on fantasme beaucoup.

Mais c’est aussi comme ça que vivent les lĂ©gendes.

Pour dĂ©couvrir plus longuement l’histoire de la Villa, vous pouvez Ă©galement lire Villa Montmotency d’Augustin de Canchy, paru chez OdyssĂ©e.

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Depuis que j’ai commencĂ© Ă  Ă©crire, je traite sur des sujets qui mettent en avant des problĂšmes, alors que mon mĂ©tier depuis 18 ans, c’est d’apporter des solutions Ă  mes clients.

Voila pourquoi je travaille depuis peu avec un partenaire qui accompagne et finance les litiges financiers, patrimoniaux ou familiaux complexes, au sein d’une structure qui regroupe un pool d’experts (dont moi), adossĂ©e Ă  un groupe au capital de plus de 100M€.

Pour ĂȘtre clair : si t’as un litige financier complexe qui peut s’avĂ©rer long et couteux, nous pouvons y regarder, et la rĂ©munĂ©ration ne sera qu’au succĂšs.

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1

Colette en son jardin, Maria-Catherine BOUTTERIN, Les Editions Sekoya, BrochĂ©, 162 pages ISBN 978-2-84751-218-2, Prix public ttc 20 €

2

Fin de partie pour Arnaud LagardĂšre?, Martine Orange, Mediapart, 4 mai 2020

4

Diane BarriÚre, une vie de luxe brisée, Marie Bordet, Le Point, 15 aout 2024

5

Dans les coulisses de la guerre chez les BarriĂšre, Marie Bordet, Le Point, 8 juillet 2023

6

Le mystÚre Desseigne, Stéphanie Marteau, Le Monde, 2 novembre 2012

8

Brigade de répression du banditisme

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Author: Cheryll Lueilwitz

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