Bonjour,
Comme beaucoup, si jâaime lâimmobilier câest parce quâau-delĂ de lâinvestissement, encore plus que lâaspect utilitariste, un bien câest aussi une histoire.
Parce que tout le monde se rappelle de la maison ou de lâappartement de son enfance. Parfois de celui de son meilleur copain. Puis du premier logement quâon a louĂ©. Ou acheter. La plupart du temps, ces murs ont vu passer nombre dâautres histoires, et continueront dâen voir aprĂšs le dĂ©part.
Ăvidemment, il y a ces monuments historiques ou qui sont passĂ©s Ă la postĂ©ritĂ©, dont certains sont mĂȘme marquĂ©s dâune plaque commĂ©rant telle illustre personne, ou telle moment mĂ©morable.
LâannĂ©e derniĂšre, jâavais racontĂ© lâhistoire du 24 rue Gabriel Ă Paris, sans doute lâun des bĂątiments les plus sensibles de Paris, et depuis un moment, jâavais envie de faire pareil avec la Villa Montmorency, ce petit Ăźlot hors du temps au cĆur du XVIe. La premiĂšre fois que jây suis entrĂ©, câĂ©tait en 2006. Un de mes clients de lâĂ©poque (qui mâimpressionnait beaucoup pour tout dire) mâavait demander de faire un aller-retour dans sa belle villa pour y rĂ©cupĂ©rer quelques effets personnels.
Et quiconque y est entrĂ© sait Ă quel point le contraste est fort entre lâaccĂšs complexe depuis lâextĂ©rieur, et le calme qui rĂšgne Ă lâintĂ©rieur. Mais combien connaissent, y compris parmi les propriĂ©taires, la longue et tumultueuse histoire du quartier le plus sĂ©curisĂ© de France ?
Câest donc le sujet du jour !
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Auteuil, un matin dâautomne. Entre les rues silencieuses et les grilles discrĂštes de la villa Montmorency, plus rien ne trahit la grandeur passĂ©e du chĂąteau de Boufflers. Ici, autrefois, un salon illuminait lâEurope des LumiĂšres. Des esprits affĂ»tĂ©s sây croisaient, des idĂ©es sây forgeaient. Aujourdâhui, le lieu sâest fondu dans la ville. Reste une lĂ©gende, celle dâun chĂąteau qui, avant de disparaĂźtre, a Ă©tĂ© le théùtre dâune Ă©poque.
Tout le monde ici a oubliĂ© la grande histoire qui a dĂ©butĂ© au XVIe siĂšcle. Ce vaste domaine, alors connu sous le nom de MachĂ©co, appartient Ă Ătienne dâAligre, conseiller du roi et homme dâaffaires avisĂ©. Son ambition façonne les lieux : un chĂąteau en bordure de la Grande-Rue, et derriĂšre lui, dix hectares de jardins Ă lâanglaise, oĂč lâon flĂąne entre ombrages et clairiĂšres, loin du tumulte de Paris.
Mais ce ne sont pas les pierres qui font lâHistoire. Ce sont les Ăąmes qui les habitent.
En 1773, la comtesse de Boufflers pose ses valises dans cette enclave bucolique. Femme de lettres, courtisane redoutable, elle a un talent certain : celui de captiver son monde. « Vous ĂȘtes la premiĂšre fille du royaume », lui glisse un jour le prince de Conti. Elle sourit. « Vous nâĂȘtes que la troisiĂšme », rĂ©plique-t-elle, moqueuse.
Son salon devient un Ă©picentre. Ici, Rameau croise Marmontel, Turgot dĂ©bat avec Walpole, Madame de StaĂ«l murmure Ă lâoreille de Rousseau ou Beaumarchais. MĂȘme Marie-Antoinette vient y chercher un peu de cet esprit qui fait et dĂ©fait les rĂ©putations, mĂȘme si certains lui attribuent surtout quelques cabrioles dans le kiosque rempli de miroirs du jardin Ă lâanglaise, avec son amant, le comte Axel de Fersen. Auteuil sâaffirme comme un refuge oĂč lâintelligence est, comme Marie-Antoinnette, reine.
Mais lâHistoire a la mĂ©moire courte. Lorsque la RĂ©volution Ă©clate, la comtesse de Boufflers ne peut rien contre la marĂ©e qui emporte les tĂȘtes et les fortunes. Son salon se vide, les esprits les plus brillants prennent la fuite ou tombent sous la lame. En janvier 1794, elle et sa belle-fille sont arrĂȘtĂ©es, emportĂ©es par la vague de la Terreur. Elles Ă©chappent de justesse Ă la guillotine, mais leur monde sâest effondrĂ©. Dâautant que La Terreur a Ă©pargnĂ© leur vie, pas leur faste. DĂšs leur, fortune sâĂ©vanouit et leur chĂąteau, qui porte dĂ©sormais leur nom, devient un fardeau.
Les murs qui rĂ©sonnaient de conversations Ă©rudites sont dĂ©sormais silencieux. Talleyrand, toujours prompt Ă flairer les opportunitĂ©s, loue un temps le domaine. Puis vient le Directoire, qui nâa que faire de lâĂ©lĂ©gance passĂ©e : sur ordre du gouvernement, les jardins oĂč jadis se promenaient philosophes et poĂštes sont transformĂ©s en champs de blĂ©. Le chĂąteau, autrefois havre de lâesprit, nâest plus quâun entrepĂŽt aux mains des autoritĂ©s.
Ă la fin du Premier Empire, le chĂąteau de Boufflers passe entre de nouvelles mains. En 1819, il est rachetĂ© par Ange Hyacinthe Maxence de Damas de Cormaillon, dit comte de Rayneval, un ancien ministre des Affaires Ă©trangĂšres sous Louis XVIII. Diplomate discret, il appartient Ă cette aristocratie de la Restauration qui tente, tant bien que mal, de retrouver son rang aprĂšs les bouleversements rĂ©volutionnaires et napolĂ©oniens. Mais Rayneval nâest quâun propriĂ©taire de transition : en 1822, il revend la propriĂ©tĂ© Ă lâune des familles les plus illustres de lâAncien RĂ©gime, les Montmorency.
Le nom seul Ă©voque la noblesse dâĂ©pĂ©e, les grandes batailles et les honneurs du royaume. Les Montmorency, lâune des plus anciennes lignĂ©es du pays, ont Ă©tĂ© des ducs, des marĂ©chaux, des ministres, des gouverneurs. Leur blason porte fiĂšrement la devise « Dieu aide au premier baron chrĂ©tien », un Ă©cho Ă leurs origines mĂ©diĂ©vales. Mais en ce dĂ©but du XIXá” siĂšcle, ils ne sont plus que lâombre de leur gloire passĂ©e.
Celle qui acquiert le chĂąteau dâAuteuil en 1822 est la duchesse de Montmorency, Anne-ĂlĂ©onore de Montmorency-Laval. Issue dâune autre grande lignĂ©e, les Laval, elle appartient Ă cette noblesse qui, aprĂšs la RĂ©volution, oscille entre fidĂ©litĂ© aux traditions et adaptation au nouveau monde. Le chĂąteau de Boufflers devient lâun de ses refuges, mais ce nâest plus un lieu de faste et dâĂ©clat intellectuel. Ce qui fut un centre de la pensĂ©e des LumiĂšres se transforme en une demeure aristocratique, figĂ©e dans le souvenir dâune Ă©poque rĂ©volue.
La famille Montmorency conserve la propriĂ©tĂ© pendant trois dĂ©cennies, mais le poids du temps et les mutations du XIXá” siĂšcle rendent leur maintien difficile. La RĂ©volution de 1830 et celle de 1848 ont Ă©branlĂ© leurs certitudes. Lâaristocratie terrienne dĂ©cline face Ă une bourgeoisie financiĂšre qui impose dĂ©sormais ses rĂšgles. En 1852, les Montmorency finissent par vendre le domaine, dâautant que lâenceinte Thiers constuire en 1840 leur coupe lâaccĂšs au bois de Boulogne. Le dernier vestige dâun passĂ© prestigieux tombe alors entre les mains des frĂšres Pereire, incarnations du capitalisme triomphant et de la modernitĂ© industrielle. Le chĂąteau de Boufflers vit ses derniers instants.
Parce quâalors que Louis-NapolĂ©on Bonaparte devient NapolĂ©on III, une telle bĂątisse nâa plus sa place dans cette modernitĂ© galopante. Les Pereire le dĂ©mantĂšlent sans Ă©tat dâĂąme. Une partie du domaine est morcelĂ©e pour accueillir de nouvelles constructions, tandis quâune autre est sacrifiĂ©e Ă la modernisation urbaine : le chemin de fer de Ceinture, qui doit relier les quartiers pĂ©riphĂ©riques de Paris. Ce qui fut un refuge pour lâĂ©lite intellectuelle devient une simple voie de transit pour les flux de travailleurs et de marchandises.
Le romantisme du XVIIIá” siĂšcle cĂšde sous la pression du progrĂšs industriel. Dans cette France du Second Empire oĂč triomphe le pragmatisme, le chĂąteau de Boufflers nâest plus quâune ligne comptable dans les affaires des Pereire.
Hippolyte de Boufflers, le fils de la comtesse, sera le dernier Ă voir les ombres des chandelles danser sur les murs de la demeure familiale. Il meurt Ă Auteuil en 1858, sans gloire ni Ă©clat, dernier tĂ©moin dâun monde qui nâexiste. Ă peine un siĂšcle aprĂšs sa crĂ©ation, le chĂąteau a disparu. Plus de pierres, plus de jardins, plus de souvenirs tangibles. A peine quelques bribes de plans, mal conversĂ©s. Seule lâidĂ©e subsiste : ici, autrefois, on a rĂȘvĂ© la libertĂ©, la pensĂ©e et lâesprit. Ici, un temps, des hommes et des femmes ont cru que lâintelligence pouvait façonner le monde.
Mais à Paris, comme ailleurs, la modernité ne fait pas de place aux fantÎmes du passé.
Aujourdâhui, il faut ĂȘtre sacrĂ©ment curieux pour retrouver la moindre trace du chĂąteau de Boufflers. Pas de plaque, pas de monument, pas mĂȘme une rue Ă son nom. Lâhistoire sâest dissoute dans le bitume et les grilles bien gardĂ©es dâun Paris qui a tournĂ© la page. Pourtant, en fouillant un peu, quelques indices subsistent, dissĂ©minĂ©s dans le paysage comme des vestiges dâun monde oubliĂ©.
Si lâon voulait situer prĂ©cisĂ©ment lâancien chĂąteau, il faudrait tracer un quadrilatĂšre entre la rue dâAuteuil, la rue La Fontaine, la rue Pierre-GuĂ©rin, la rue Raffet et le boulevard de Montmorency. Câest ici que sâĂ©tendaient les salons, les allĂ©es, les jardins Ă lâanglaise. Mais de tout cela, il ne reste rien. Paris a avalĂ© les lieux, comme il lâa fait avec tant dâautres vestiges du XVIIIá” siĂšcle.
Seule une trace visible rappelle ce dĂ©mantĂšlement progressif : la Petite Ceinture. Lorsque NapolĂ©on III et Haussmann façonnent la capitale moderne, lâancien domaine des Boufflers est dĂ©coupĂ©, et une partie de ses terres est rĂ©quisitionnĂ©e pour ce chemin de fer qui doit encercler la ville. LĂ oĂč se promenaient autrefois les poĂštes et les courtisans, on fait dĂ©sormais circuler des trains. Aujourdâhui, la ligne est abandonnĂ©e, et certains tronçons sont devenus des sentiers de promenade oĂč la nature reprend ses droits. Mais elle marque encore dans le paysage cette transition brutale entre le Paris des salons et celui du progrĂšs industriel.
Lâautre morceau du domaine, celui qui nâa pas Ă©tĂ© absorbĂ© par le chemin de fer d'Auteuil, devient une opportunitĂ© fonciĂšre de premier ordre. En 1852, lorsque la Compagnie du chemin de fer de Paris Ă Saint-Germain dirigĂ©e par les frĂšres Pereire rachĂšte les terres de la famille de Montmorency, elle ne rĂ©cupĂšre pas un simple quartier, mais un vaste espace semi-rural, vestige des anciens jardins du chĂąteau de Boufflers. Ă cette Ă©poque, le XVIá” arrondissement est encore peu urbanisĂ©, bien loin de son image de quartier bourgeois huppĂ©. Câest une zone en mutation, façonnĂ©e par les grands travaux du Second Empire et la fiĂšvre immobiliĂšre qui sâempare de Paris sous lâimpulsion du baron Haussmann.
DĂšs la vente du domaine, les transformations commencent. Le chĂąteau est rasĂ©, une partie du terrain est utilisĂ©e pour la construction du chemin de fer dâAuteuil et de sa gare, qui ouvre en 1854. Mais lâautre parcelle suscite un intĂ©rĂȘt particulier. Trop escarpĂ©e pour ĂȘtre exploitĂ©e industriellement, elle devient le terrain idĂ©al pour un projet immobilier haut de gamme. Les Pereire y voient lâopportunitĂ© de crĂ©er un quartier inspirĂ© des rĂ©sidences aristocratiques anglaises : un havre rĂ©servĂ© aux Ă©lites montantes du Second Empire.
DĂšs 1853, les premiĂšres rues sont tracĂ©es, avec un objectif clair : attirer une clientĂšle fortunĂ©e et transformer Auteuil en un quartier dâexception. Contrairement aux vastes percĂ©es haussmanniennes du centre de Paris, ce projet sâinspire des rĂ©sidences aristocratiques anglaises, oĂč le cadre verdoyant et la disposition en lotissements privĂ©s garantissent calme et exclusivitĂ©. Pour maximiser la vue, la villa Montmorency est placĂ©e sur les hauteurs du domaine, lĂ oĂč le terrain est pentu, offrant ainsi des perspectives dĂ©gagĂ©es sur la ville et sur le Bois de Boulogne.
Le lotissement est conçu dĂšs lâorigine comme un espace clos, mais pas encore totalement fermĂ© : des murs dĂ©limitent lâensemble du pĂ©rimĂštre, assurant une sĂ©paration nette avec le reste du quartier. En 1857, sous la direction de lâarchitecte ThĂ©odore Charpentier, six avenues principales sont ouvertes, convergeant vers une place centrale ornĂ©e dâune fontaine. Lâorganisation rappelle les stations balnĂ©aires en vogue Ă Deauville ou Arcachon, avec une esthĂ©tique qui mĂȘle villas cossues et jardins privatifs.
DĂšs les annĂ©es 1860-1870, la Villa Montmorency commence Ă attirer des industriels, financiers et hommes de lettres, sĂ©duits par son cadre exclusif. Sarah Bernhardt est lâune des premiĂšres Ă sây installer en 1867, venant y trouver du calme entre les rĂ©pĂ©titions des Passants de François CoppĂ©e, quâelle sâapprĂȘte Ă jouer Ă lâOdĂ©on. Peu aprĂšs, les frĂšres Goncourt rejoignent le quartier, suivis de Victor Hugo, qui y sĂ©journe briĂšvement en 1873, alors quâil achĂšve Quatrevingt-treize et vient accompagner son fils François-Victor, internĂ© Ă proximitĂ©. Quelques dĂ©cennies plus tard, cette mĂȘme demeure accueillera Marc Chagall, prolongeant ainsi la tradition dâun quartier oĂč les arts et la littĂ©rature trouvent refuge.
La villa attire aussi des banquiers et industriels du Second Empire, des grands propriĂ©taires terriens ainsi que des hauts fonctionnaires, soucieux de fuir lâagitation de Paris tout en restant proches des centres de dĂ©cision.
Le quartier devient rapidement un bastion de la bourgeoisie montante du Second Empire, attirĂ©e par son calme et son exclusivitĂ©. Contrairement Ă la conception haussmannienne de la ville, ici, tout est pensĂ© pour limiter la mixitĂ© sociale : aucun immeuble collectif, aucune activitĂ© commerciale, uniquement des demeures individuelles avec jardin. Ă cette Ă©poque, certaines familles issues du commerce et de la finance investissent les villas cossues du chemin des Princes et des rues Bosio et Raffet, oĂč elles trouvent lâĂ©lĂ©gance et la tranquillitĂ© recherchĂ©es.
Ă ses dĂ©buts, la villa Montmorency nâest pas une enclave inaccessible. Si lâespace est ceinturĂ© de murs, les entrĂ©es restent ouvertes, et les allĂ©es, bien que privĂ©es, ne sont pas encore soumises Ă un contrĂŽle strict. Le chemin des Princes, aujourdâhui disparu, sert dâaccĂšs principal, et lâon y croise encore des visiteurs extĂ©rieurs, venus profiter du calme et de la verdure dâun des derniers espaces prĂ©servĂ©s dâAuteuil. Cependant, la villa a dĂ©jĂ sa forme actuelle avec :
Au centre un rond point oĂč se croisent ;
Lâavenir des Boufflers, du nom du chĂąteau ;
Lâavenue du square ;
Qui rejoint la rue poussin via lâavenur des Montmonrency ;
Puis les avenues des peupliers, en référence aux arbres plantés ;
Des sycomores, toujours en référence aux arbres plantés ;
Et des tilleuls, viennent faire le tour, cette fois en référence à une ancienne plantation.
Pourtant, au fil des dĂ©cennies, la pression immobiliĂšre et les transformations sociales de Paris poussent les rĂ©sidents Ă renforcer lâentre-soi. DĂ©jĂ dans les annĂ©es 1880, les nouveaux propriĂ©taires commencent Ă limiter lâaccĂšs aux rues, installant des portails Ă certaines entrĂ©es pour Ă©viter que des Ă©trangers ne sây aventurent. LâarrivĂ©e de grands industriels et de figures de la finance, tels que des membres des familles Pereire et Rothschild, renforce cette tendance.
Peu Ă peu, la Villa Montmorency nâest plus un quartier, mais un concept. Un territoire soustrait au commun, protĂ©gĂ© par des grilles invisibles autant que par ses murs. Ce qui, autrefois, nâĂ©tait quâun lotissement bourgeois devient un bastion. Dans les annĂ©es 1950-1960, la fermeture devient totale. Plus de chemins traversants, plus dâaccĂšs libres, plus de hasards. On nâentre plus ici comme on entre ailleurs. On y vit entre soi, Ă lâabri des regards, Ă lâabri de lâhistoire.
Mais lâhistoire, elle, ne sâest jamais arrĂȘtĂ©e aux grilles.
Les pierres gardent la mĂ©moire des secousses qui les ont façonnĂ©es. Et la Villa Montmorency nâa pas Ă©chappĂ© aux tourments du siĂšcle : lâhistoire, capricieuse et brutale, a toujours su sây frayer un chemin, laissant des cicatrices visibles et dâautres, plus insidieuses, dissimulĂ©es sous les apparences du luxe et du silence.
La guerre franco-prussienne de 1870 est la premiĂšre Ă Ă©branler ce sanctuaire. Lorsque Paris est assiĂ©gĂ©, les obus ne se contentent pas de labourer les fortifications de la capitale : ils Ă©ventrent aussi plusieurs maisons du domaine. Le portail monumental aux cariatides, dessinĂ© par Jean-Baptiste-Jules Klagmann, symbole ostentatoire dâun passĂ© aristocratique, est pulvĂ©risĂ© sous le feu prussien. Il ne sera jamais reconstruit. Les grilles qui le remplacent ne relĂšvent plus du dĂ©cor, mais dâune nĂ©cessitĂ© pratique. Lâheure nâest plus aux entrĂ©es majestueuses, mais aux accĂšs sĂ©curisĂ©s.
Lâenceinte Thiers, Ă©rigĂ©e en 1840 pour protĂ©ger Paris, finit de sceller le destin du quartier. SĂ©parĂ©e du bois de Boulogne, Montmorency devient un monde Ă part. AprĂšs la chute de Sedan, les Prussiens entrent dans Paris. Loin du tumulte des quartiers insurgĂ©s, la villa Ă©chappe aux affrontements, mais pas aux rĂ©percussions. La ville post-Commune doit ĂȘtre surveillĂ©e, quadrillĂ©e. Plusieurs rues sont redessinĂ©es : la rue Pierre-GuĂ©rin et la rue Raffet ne sont plus seulement des voies de passage, elles deviennent des lignes de dĂ©marcation.
DĂšs lors, la villa se replie sur elle-mĂȘme. Ce mouvement, amorcĂ© par la nĂ©cessitĂ©, devient bientĂŽt une habitude.
Dans cette France de la Belle Ăpoque, oĂč les antagonismes se creusent entre Ă©lites et classes populaires, la Villa Montmorency, elle, sâenferme. LâAffaire Dreyfus, qui enflamme le pays entre 1894 et 1906, renforce ce rĂ©flexe de mise Ă distance. Les tensions politiques, la montĂ©e des nationalismes, la dĂ©fiance sociale poussent les grandes familles Ă se retrancher encore un peu plus. On verrouille les entrĂ©es secondaires, on installe une surveillance discrĂšte, on cultive lâentre-soi.
Et pourtant, les murs, si hauts soient-ils, ne protĂšgent jamais totalement de lâHistoire.
Au crĂ©puscule de la PremiĂšre Guerre mondiale, alors que Paris vit sous la menace aĂ©rienne, la villa Montmorency nâest pas Ă©pargnĂ©e. Dans la nuit du 15 au 16 septembre 1918, un raid allemand frappe plusieurs points stratĂ©giques du 16á” arrondissement. Une bombe Ă©ventre une habitation au 12, avenue des Tilleuls, une autre touche le 51, boulevard de Montmorency, soufflant fenĂȘtres et portes, projetant Ă©clats de pierre et de verre sur les façades endormies. Plus loin, sur le boulevard Suchet, un obus atteint le bastion no 61, exposant encore davantage ce quartier jadis prĂ©servĂ© aux soubresauts du monde extĂ©rieur.
Ă lâarmistice, Montmorency referme ses grilles. Mais ce nâest quâun rĂ©pit avant la prochaine secousse.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que Paris vit sous le joug de lâOccupation, la villa Montmorency ne fait pas exception aux fractures qui traversent la sociĂ©tĂ© française. Ce qui Ă©tait un havre de tranquillitĂ© pour la bourgeoisie parisienne devient un théùtre feutrĂ© de tensions et dâambiguĂŻtĂ©s, oĂč fortunes anciennes et nouveaux venus cohabitent dans une atmosphĂšre de mĂ©fiance, dâintrigues et, parfois, de compromissions.
Mais derriĂšre ses façades cossues, la villa connaĂźt aussi un usage inattendu. De 1942 Ă 1944, une pouponniĂšre discrĂšte sâinstalle au 81-88 boulevard de Montmorency, son jardin donnant sur lâavenue des Sycomores. Officiellement, il sâagit dâun refuge pour nourrissons abandonnĂ©s. Officieusement, une partie des enfants accueillis sont issus dâunions entre des mĂšres françaises et des soldats allemands. Ă une Ă©poque oĂč ces enfants sont souvent rejetĂ©s, condamnĂ©s Ă lâanonymat ou Ă des adoptions secrĂštes, la villa Montmorency devient un maillon invisible dâune histoire que personne ne veut assumer.
La Fondation dâHeucqueville, qui gĂšre cette pouponniĂšre, fonctionne sous la surveillance de religieuses. Certains nourrissons sont pris en charge par lâAssistance publique, dâautres directement adoptĂ©s par des familles influentes. Parmi eux, un enfant connaĂźtra un destin hors du commun : en 1942, Georges Pompidou, jeune haut fonctionnaire, adopte son fils Alain Ă cette adresse. Lâancien prĂ©sident ne parlera jamais publiquement de cette adoption. Ce nâest que bien plus tard que lâhistoire ressurgira, rĂ©vĂ©lant une autre facette de lâOccupation, plus intime, plus trouble.
Plus confidentiel encore, un appartement au 13, rue Pierre-GuĂ©rin sert de maternitĂ© clandestine. SituĂ© Ă deux pas de la Fondation, il est tenu secret pour que rien nâen sorte sans contrĂŽle. Câest lĂ que certaines mĂšres accouchent dans lâanonymat, avant que leurs enfants ne soient confiĂ©s Ă des familles adoptives sous couvert dâune gĂ©nĂ©alogie effacĂ©e.
Pendant ce temps, la villa continue de jouer son rĂŽle dâĂ©crin silencieux. Certains hĂŽtels particuliers du boulevard de Montmorency et de lâavenue des Tilleuls auraient Ă©tĂ© rĂ©quisitionnĂ©s par des officiers allemands, bien que lâabsence de preuves formelles laisse planer le doute. Ce qui est certain, en revanche, câest que le quartier reste Ă lâĂ©cart des combats de la LibĂ©ration de Paris en aoĂ»t 1944. Mais alors que la capitale sâembrase, des troupes allemandes en retraite occupent encore certaines rĂ©sidences du secteur.
Lorsque la guerre sâachĂšve, la villa referme ses portes. Les rĂ©cits officiels Ă©vitent dâĂ©voquer ce qui sâest jouĂ© ici. Comme si la villa elle-mĂȘme prĂ©fĂ©rait oublier.
Mais les murs ont vu, et la mĂ©moire, mĂȘme sous les dorures, ne sâefface jamais totalement. Et la guerre, elle, ne se termine jamais dâun coup. Elle sâattarde dans les interstices du quotidien, dans les rĂšglements de comptes tardifs, dans les haines qui trouvent un dernier Ă©cho avant que le rideau ne tombe. La LibĂ©ration ne signe pas seulement la fin de lâOccupation, elle rĂ©vĂšle aussi les plaies laissĂ©es par quatre annĂ©es de suspicion, de calculs, de trahisons ordinaires.
Dâautant quâĂ Montmorency la guerre nâa pas dĂ©chaĂźnĂ© les chars ni fait trembler les façades, mais elle a laissĂ© dans lâair une tension sourde, celle des allĂ©geances ambiguĂ«s et des secrets de voisinage. Et parfois, ces secrets dĂ©gĂ©nĂšrent.
Dans une guerre oĂč tout se monnaye â les amitiĂ©s, les convictions, les vies â, certains rĂšglements de comptes ne nĂ©cessitent ni balles ni fusils. Juste un nom soufflĂ© au mauvais endroit, une accusation savamment distillĂ©e, et la sentence tombe sans appel.
Ă Montmorency, lâOccupation ne sâest pas accompagnĂ©e de fracas, mais les luttes y ont pris dâautres formes, plus insidieuses, plus personnelles. Entre le 37 et le 13 avenue des Peupliers, un conflit dâapparence anodine va se transformer en vendetta, rĂ©vĂ©lant Ă quel point le voisinage peut devenir un champ de bataille, surtout quand la peur et lâopportunisme dictent les rĂšgles du jeu.
Catherine Cauvet de Blanchonval, aristocrate russe, vit depuis des annĂ©es dans une petite maison de 56 mÂČ construite en 1920. Elle appartient Ă cette noblesse dâexil, Ă©chouĂ©e en France aprĂšs la RĂ©volution bolchĂ©vique, trop fiĂšre pour demander lâaumĂŽne, trop digne pour courber lâĂ©chine. Non loin, au 13 rue des Peupliers, Victorine Visciano Ă©volue dans un tout autre registre. Femme de rĂ©seaux, elle a su tisser, au fil des annĂ©es, des relations avec les milieux dâinfluence, flairant toujours oĂč se situait lâintĂ©rĂȘt. En temps de paix, elle aurait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© mondaine. En temps de guerre, elle devient informatrice.
Leur diffĂ©rend nâa, au dĂ©part, rien dâexceptionnel. Une querelle sur un hĂ©ritage familial, un chĂąteau disputĂ© loin de Paris. Un Ă©niĂšme conflit oĂč lâorgueil pĂšse plus lourd que la raison. Mais dans la France de 1940, ce genre de litige peut prendre une toute autre ampleur. Visciano, fine stratĂšge, comprend vite que la justice civile est dĂ©sormais un recours dĂ©suet. Il existe des moyens plus radicaux pour Ă©vincer un adversaire.
DĂšs 1940, elle active ses contacts, glisse des insinuations aux bonnes oreilles. Dâabord prudente, elle façonne son piĂšge avec patience. Puis, les choses sâaccĂ©lĂšrent. Cauvet de Blanchonval est dâabord accusĂ©e de dĂ©tournements financiers. Lâaffaire aurait pu en rester lĂ , mais Visciano voit plus loin. Elle ajoute un soupçon dâinfamie : des liens supposĂ©s avec des rĂ©seaux juifs, des relations avec la RĂ©sistance. Rien de prouvĂ©, mais en ces temps troubles, il suffit dâun murmure.
Les dĂ©nonciations pleuvent alors comme des ordres dâexĂ©cution. La Gestapo sâen mĂȘle. En 1941, des perquisitions sont menĂ©es au 37 avenue des Peupliers. On fouille, on confisque, on interroge. Rien dâincriminant ne ressort, mais lâombre du soupçon est une condamnation en soi. Dans un climat oĂč lâinnocence ne protĂšge plus, ĂȘtre suspectĂ© Ă©quivaut Ă ĂȘtre coupable.
Visciano ne sâarrĂȘte pas lĂ . Elle multiplie les pressions, harcĂšle Cauvet de Blanchonval, jusquâĂ se faire passer pour un agent de la Gestapo lors de menaces tĂ©lĂ©phoniques adressĂ©es Ă une amie de lâaristocrate, la baronne SelliĂšres, qui lâhĂ©berge briĂšvement. Une guerre psychologique sâinstalle, une chasse Ă lâhomme feutrĂ©e, oĂč la peur fait son Ćuvre bien plus efficacement quâune arme.
En aoĂ»t 1941, lâengrenage atteint son terme. Catherine Cauvet de Blanchonval est arrĂȘtĂ©e et internĂ©e au camp des Tourelles. Une aristocrate de plus jetĂ©e dans lâabĂźme dâune France en Ă©quilibre prĂ©caire, oĂč la suspicion pĂšse plus lourd que les faits. Pendant ce temps, Victorine Visciano poursuit son ascension. Elle renforce ses contacts, se place sous la protection des autoritĂ©s dâOccupation. Elle sait quâen ces temps-lĂ , ce ne sont pas les innocents qui survivent, mais ceux qui tiennent la corde autour du cou des autres.
Mais lâHistoire nâa jamais de mĂ©moire courte.
Ă la LibĂ©ration, les rapports changent de mains. Ce qui Ă©tait hier un gage de loyautĂ© devient une charge accablante. Ce qui Ă©tait un avantage se transforme en fardeau. Les archives parlent, les dĂ©nonciations refont surface, mais cette fois, ce sont les accusateurs dâhier qui sont sous le feu des projecteurs. Visciano est Ă son tour poursuivie pour intelligence avec lâennemi. Cauvet de Blanchonval, elle, est libĂ©rĂ©e. Blanchie par le temps, marquĂ©e par lâĂ©preuve, mais debout.
Les deux maisons existent toujours, comme des vestiges dâun duel que lâon prĂ©fĂšre oublier. En 2021, lâhorloger Richard Mille rachĂšte la maison de Visciano pour prĂšs de 14MâŹ.
La prison dorée
Il y a des exils que lâon choisit et dâautres qui sâimposent. En achetant un terrain au 38 avenue des Sycomores vers 1900, AndrĂ© Gide pensait trouver un refuge, un lieu dâancrage Ă lâĂ©cart du Paris mondain, oĂč il pourrait Ă©crire loin des obligations du siĂšcle. Ce quâil ne savait pas encore, câest que cette villa, dĂ©jĂ marquĂ©e par une volontĂ© dâentre-soi, allait peu Ă peu se refermer sur lui.
La villa Montmorency nâa pas encore, Ă cette Ă©poque, lâallure dâune forteresse ultra-sĂ©curisĂ©e. Câest un quartier en formation, destinĂ© Ă une Ă©lite fortunĂ©e, mais oĂč lâarchitecture haussmannienne et les inspirations nĂ©o-Louis XIII dominent encore. Gide, lui, ne se soucie pas des convenances. Il veut une maison Ă son image : moderne, fonctionnelle, dĂ©pouillĂ©e de tout ornement inutile. Un chalet avant-gardiste, une rupture franche avec lâesprit du lotissement.
DĂšs les premiĂšres esquisses, la fronde commence. Ce projet qui se dresse au milieu des façades classiques dĂ©range. LâĂ©crivain se heurte Ă lâhostilitĂ© silencieuse de ses voisins, qui voient dâun mauvais Ćil cette singularitĂ© architecturale. Ce nâest pas une affaire de pierre ou de goĂ»t, câest une question de code social : dans ce microcosme oĂč lâidentitĂ© bourgeoise se cristallise aussi dans la brique et le ciment, la modernitĂ© de Gide fait tache.
Le combat est feutrĂ©, mais rĂ©el. Les dĂ©marches administratives sâenlisent, les travaux traĂźnent. En attendant leur achĂšvement, Gide sâinstalle temporairement dans une petite maison au 18 bis, une bĂątisse modeste datant de 1853. Il observe son chantier, surveille les avancements, sans se douter que ce qui devait ĂȘtre un espace de libertĂ© deviendra pour lui un lieu dâenfermement.
Il vivra au 38 avenue des Sycomores prĂšs de trente ans. Trente ans dâun isolement volontaire, mais de plus en plus pesant. LĂ oĂč certains Ă©crivains recherchent lâeffervescence des salons, Gide choisit la rĂ©clusion. Dans son vaste salon aux volets souvent clos, il travaille sous une lumiĂšre parcimonieuse, prĂ©fĂ©rant la pĂ©nombre aux Ă©clats du dehors. Ce nâest pas seulement un choix esthĂ©tique, câest un mode de vie : Gide se coupe du monde et, progressivement, le monde se coupe de lui.
Mais le monde, lui, continue de trembler.
Le visiteur du soir
En mars 1916, la PremiĂšre Guerre mondiale sature la vie parisienne. La capitale vit sous la menace, mais la villa Montmorency reste une bulle. Gide, toujours en retrait, sâabsorbe dans son travail, impermĂ©able aux soubresauts du conflit. JusquâĂ ce quâun visiteur inattendu frappe Ă sa porte.
Le 27 avril 1916, Guillaume Apollinaire se prĂ©sente au 38 avenue des Sycomores. Il arrive marquĂ©, affaibli. Quelques semaines plus tĂŽt, le 17 mars, alors quâil est au front, un Ă©clat dâobus lui a perforĂ© la tempe droite. TransportĂ© dâurgence, il a Ă©tĂ© opĂ©rĂ© dâun abcĂšs crĂąnien Ă la villa MoliĂšre, au 57 boulevard de Montmorency, avant dâĂȘtre Ă©vacuĂ© au Val-de-GrĂące. Il nâest plus tout Ă fait le mĂȘme homme. Son corps est meurtri, sa dĂ©marche hĂ©sitante. Mais son esprit, lui, est restĂ© intact. Il a toujours la verve et le feu des poĂštes, cette façon de parler comme sâil rĂ©citait dĂ©jĂ son prochain vers.
Ce nâest pas une premiĂšre rencontre. Gide et Apollinaire se connaissent depuis longtemps, liĂ©s par la Nouvelle Revue Française. En 1911, lâun avait sollicitĂ© lâautre pour un article sur LâArmĂ©e dans la ville de Jules Romains. Puis leurs Ă©changes sâĂ©taient espacĂ©s, teintĂ©s dâune admiration mutuelle mais dâune incomprĂ©hension latente. Gide, mĂ©thodique, mesurĂ©, cĂ©rĂ©bral. Apollinaire, dĂ©bordant, excessif, lyrique. Deux visions opposĂ©es de la littĂ©rature, du monde, de la vie.
Cette nuit-lĂ , Apollinaire cherche un Ă©change, un partage. Il parle de la guerre, de ses blessures, de la poĂ©sie qui ne le quitte jamais. Il rĂ©cite des vers, espĂ©rant trouver chez Gide une rĂ©action, un Ă©cho. Mais face Ă lui, lâĂ©crivain reste silencieux. Distant. Comme Ă©tranglĂ© par cette rencontre avec un homme que la guerre a transformĂ©, lui qui est restĂ© Ă lâabri.
Le malaise sâinstalle. Les silences sâĂ©tirent. Apollinaire comprend que cette visite ne mĂšnera Ă rien. Il remercie Gide et sâen va, sans colĂšre, mais avec cette luciditĂ© des poĂštes qui savent quand une complicitĂ© est impossible.
Ce sera leur dernier face-Ă -face.
Deux ans plus tard, le 9 novembre 1918, Apollinaire meurt dans son appartement du 202 boulevard Saint-Germain, terrassĂ© par la grippe espagnole, deux jours avant lâarmistice.
Gide ne dira rien. Pas de lettre, pas de mot public. Rien qui laisse deviner ce quâil a pensĂ© de cette ultime entrevue. Peut-ĂȘtre y a-t-il repensĂ©, parfois, dans son grand salon aux volets fermĂ©s. Peut-ĂȘtre a-t-il regrettĂ© ce silence, cette distance qui, ce soir-lĂ , lâavait empĂȘchĂ© de rĂ©pondre Ă un homme venu chercher un peu de lumiĂšre.
La porte étroite
Lâisolement de Gide devient peu Ă peu une emprise. Ce refuge quâil a voulu finit par lâĂ©touffer. La villa Montmorency, quâil avait choisie pour ĂȘtre un sanctuaire, se rĂ©vĂšle ĂȘtre un piĂšge. Il y est seul. Seul face Ă une communautĂ© qui lâa toujours considĂ©rĂ© comme un intrus. Seul dans une demeure quâil nâa jamais vraiment aimĂ©e.
En 1928, il tranche. Il vend. Il abandonne le 38 avenue des Sycomores, quitte la villa Montmorency et sâinstalle au 1 bis rue Vaneau, plus prĂšs du cĆur battant de Paris. Loin de ce quartier qui, sous ses airs de tranquillitĂ©, nâa jamais Ă©tĂ© quâun monde de murs et de regards hostiles.
Aujourdâhui, rien ne subsiste de cette histoire. Pas de plaque. Pas de mĂ©moire officielle. Seulement une maison parmi dâautres, cachĂ©e derriĂšre des grilles. Une maison oĂč, un soir dâavril 1916, un poĂšte blessĂ© a frappĂ© Ă une porte et nâa trouvĂ©, en retour, quâun silence.
Le banquier
La maison de 308 mÂČ est toujours debout, tĂ©moin silencieux des intrigues passĂ©es et prĂ©sentes. Sa propriĂ©taire, passionnĂ©e par son histoire, en a rĂ©cemment tirĂ© un livre : Colette en son jardin secret1. Son Ă©lĂ©gante silhouette, flanquĂ©e au nord par une bĂątisse plus modeste et au sud par une demeure plus imposante construite en 1968, tranche avec lâarchitecture plus rĂ©cente de la villa. Ici, les murs ne sont jamais que des dĂ©cors. DerriĂšre les façades, les rapports de force sâĂ©crivent dans la pierre.
En 2021, cette demeure change de mains. Prix de la transaction : 6,2MâŹ. Le nouveau propriĂ©taire est GrĂ©goire Chertok, banquier influent chez Rothschild & Cie, installĂ© dans la villa depuis 2010. Un homme qui, au fil des annĂ©es, a su se positionner au plus prĂšs du pouvoir. Et ce nâest donc pas un hasard si lâenclave ultra-exclusive de Montmorency va devenir bientĂŽt le théùtre dâune bataille financiĂšre dâampleur. Capitalisme, manĆuvres et renversements dâalliances : la guerre ne se joue plus sur les barricades mais dans les conseils dâadministration.
LâĂ©picentre
Tout commence au un peu plus au nord, dans un double numĂ©ro impair avenue des Tilleuls. Ce luxueux hĂŽtel particulier, longtemps occupĂ© par Michel Derbesse, ancien directeur gĂ©nĂ©ral de Bouygues BTP, devient en 2006 la rĂ©sidence dâArnaud LagardĂšre. Un bien transformĂ© au grĂ© des ambitions : piscine en sous-sol, salle de sport, surĂ©lĂ©vation pour atteindre cinq chambres et autant de salles de bain. Pourtant, selon lâentrĂ©e empruntĂ©e, lâadresse peut varier : sortir du cĂŽtĂ© de lâavenue des Sycomores ouvre sur un autre versant du domaine.
CĂŽtĂ© Tilleuls, un autre hĂŽtel particulier, celui de Xavier Niel, construit en 1890, fait face. Une des trois propriĂ©tĂ©s du patron de Free, qui y a vĂ©cu entre 2005 et 2011 avant dâinvestir le Palais Rose, ancienne demeure dâun autre Rothschild. Un peu plus loin, sâĂ©lĂšve lâun des plus grands domaines du quartier, ayant appartenu Ă lâarchitecte Olivier-ClĂ©ment Cacoub.
CĂŽtĂ© Sycomores, la demeure se dresse face Ă celle dâun couple associant finance et haute joaillerie. Non loin, le chanteur Dave et son mari ont pris leurs quartiers. Plus au sud, son jardin touche lâarriĂšre-cour du 56 boulevard de Montmorency, un immeuble qui, bien quâenclavĂ©, nâa pas accĂšs Ă la villa. Ce bĂątiment, siĂšge social dâAigle, appartient depuis 2020 Ă Cardimmo, une SC de lâassureur Cardif, acquise pour prĂšs de 50 MâŹ.
LâacculĂ©
Mais revenons Ă la ville qui fait lâangle Sycomores / Tilleuls, oĂč se joue lâun des plus grands bras de fer financiers de ces derniĂšres annĂ©es.
Lâaffaire qui occupe Chertok nâa rien Ă voir avec Martin Bouygues, hĂ©ritier du 21 avenue des Tilleuls, aujourdâhui propriĂ©tĂ© de LagardĂšre, acquise via une SCI avant dâĂȘtre intĂ©grĂ©e Ă sa holding pour des raisons qui, bien plus tard, prendront tout leur sens. Ni avec ChloĂ© Bouygues, fille de Nicolas Bouygues et niĂšce de Martin, installĂ©e un bloc plus au sud, avenue des Sycomores, dans une maison de 430 mÂČ achetĂ©e pour 3M⏠en 2021 avec son mari Yannick BollorĂ©. Ce dernier nâest autre que le fils de Vincent BollorĂ©, lui-mĂȘme propriĂ©taire Ă lâextrĂ©mitĂ© nord de lâavenue des Sycomores. Son jardin jouxte un immense hĂŽtel particulier donnant sur le boulevard de Montmorency, acquis dans la foulĂ©e. De quoi laisser sa Mercedes bleue, bien connue des riverains, sagement au garage.
Depuis 2020, Arnaud LagardĂšre est encore plus cernĂ© que sa maison, et jây avais consacrĂ© une newsletter. Sous la pression dâAmber Capital, un fonds activiste dĂ©terminĂ© Ă faire tomber son statut de commandite pour prendre le contrĂŽle du groupe, il cherche du renfort. En fĂ©vrier, il fait appel Ă un voisin influent, Nicolas Sarkozy, installĂ© Ă quelques rues, dans lâhĂŽtel particulier de Carla Bruni, rue Pierre-GuĂ©rin. Lâancien prĂ©sident entre au conseil de surveillance du groupe et active Vincent BollorĂ©, autre puissance du quartier. Deux mois plus tard, le magnat des mĂ©dias monte au capital, bloquant la tentative dâAmber Capital dâĂ©vincer LagardĂšre.
Mais tout repose sur une manĆuvre habilement orchestrĂ©e par Chertok2. Le banquier laisse filtrer des informations sur une potentielle suppression du statut de commandite, ce qui provoque une envolĂ©e du cours en Bourse. Le prix dâune nouvelle attaque dâAmber devient trop Ă©levĂ©. Un coup de maĂźtre, bien quâil sâen soit toujours dĂ©fendu.
Si la tempĂȘte sâapaise temporairement, les dettes dâArnaud LagardĂšre continuent de sâaccumuler. Il refuse de publier ses comptes personnels, une opacitĂ© qui lui vaut une condamnation du tribunal de commerce de Paris3. EndettĂ© Ă hauteur de 164MâŹ, il voit sa situation empirer avec la crise du Covid-19. La chute du cours de Bourse creuse lâĂ©cart : sa dette devient deux fois supĂ©rieure Ă la valeur de ses actions, et CrĂ©dit Agricole, son principal crĂ©ancier, envisage des saisies Ă son domicile.
Un huissier se prĂ©sente Ă la Villa Montmorency et dresse lâinventaire des biens de LagardĂšre. Lâhumiliation est totale. Une photo de la scĂšne, capturĂ©e par un voisin malicieux, circule mĂȘme en catimini. Mais le rĂ©seau des puissants de la rive gauche sâactive. Marc Ladreit de LacharriĂšre, autre milliardaire influent, traverse la Seine et vient en personne lui offrir des garanties bancaires, permettant Ă LagardĂšre dâĂ©viter lâeffondrement immĂ©diat. En parallĂšle, il en profite pour racheter 3% du capital du groupe, renforçant ainsi son emprise.
LâĂ©quilibre semble rĂ©tabli. JusquâĂ ce quâun nouvel acteur surgisse.
Le milliardaire (lâautre)
Alors que la situation semble stabilisĂ©e, un acteur inattendu arrive en scĂšne : Bernard Arnault. Le 25 mai 2020, le patron de LVMH fait une entrĂ©e fracassante dans le dossier LagardĂšre. Et le symbole est parfait. Il orchestre son coup de maĂźtre depuis lâancien hĂŽtel particulier de Jean-Luc LagardĂšre, rue Barbet-de-Jouy, comme si lâhistoire bouclait une boucle. Son annonce ? Lâacquisition de 25 % de la holding personnelle dâArnaud LagardĂšre (LagardĂšre Capital & Management). Une dĂ©cision qui libĂšre le dirigeant de la pression des banques, en particulier de CrĂ©dit Agricole, et le remet en selle. Mais elle prend Vincent BollorĂ© totalement de court.
LâopĂ©ration, nĂ©gociĂ©e dans le plus grand secret, Ă©clate au grand jour le 22 mai au soir. BollorĂ©, qui voyait dĂ©jĂ LagardĂšre tomber dans son escarcelle Ă prix cassĂ©, assiste impuissant au retournement. Quelques jours plus tĂŽt, il fanfaronnait encore.
« Le fruit est mĂ»r, jâattends juste quâil tombe de lâarbre. »
Mais câest Arnault qui a cueilli Arnaud.
Dans la Villa Montmorency, oĂč chaque rue porte le nom dâun arbre, certains attendent sous les branches, dâautres montent Ă lâĂ©chelle. LagardĂšre pensait que le vent jouerait en sa faveur. Il nâa vu que les feuilles bouger.
Ici, les plus habiles ne laissent jamais le temps aux fruits dâatteindre le sol.
Aiguisé comme une lame
Ennemi. Ami. Voisin. Partenaire. La Villa Montmorency, en attirant de plus en plus dâindustriels, a vu se succĂ©der des lignĂ©es entiĂšres de rivaux. Autrefois bastion de la grande bourgeoisie parisienne, elle est devenue le terrain de jeu des empires familiaux oĂč se croisent hĂ©ritages disputĂ©s, ambitions contrariĂ©es et coups de force feutrĂ©s.
Parmi ces figures, Georges Tranchant. Un homme au nom taillĂ© pour lâĂ©poque. NĂ© en 1929 dans les Ardennes, il bĂątit sa fortune sur lâĂ©lectronique militaire avant de faire de lâunivers des casinos son vĂ©ritable terrain de chasse. Ă la fin des annĂ©es 70, il lance un rĂ©seau de salles de jeux Ă travers la France et devient une figure incontournable du secteur.
Câest aussi dans ces annĂ©es-lĂ quâil fait son entrĂ©e dans la Villa Montmorency, au 10 avenue du Square, un refuge idĂ©al pour un homme dâaffaires proche du RPR, conscient que les affaires et la politique marchent toujours main dans la main. Mais rapidement, il dĂ©chante.
« Jâavais pensĂ© quitter la France Ă lâarrivĂ©e de Mitterrand »
Lâalternance de 1981, qui porte François Mitterrand au pouvoir, est une onde de choc pour ce capitaliste de la droite dure. Tranchant, fidĂšle aux rĂ©seaux du RPR et alors numĂ©ro 2 du parti, voit lâĂ©lection du premier prĂ©sident socialiste comme une menace. Redoutant un tour de vis fiscal, il revend la maison Ă Robert Ricci, fils de Nina Ricci, qui y vivra jusquâĂ sa mort en 1988.
Mais lâhistoire de la magnifique villa avenue du Square, sur le rond point, ne sâarrĂȘte pas lĂ . Car la demeure va devenir le théùtre dâun autre drame.
Pointu comme un couteau
Diane Leriche grandit dans une famille oĂč lâargent file entre les doigts. Son pĂšre, Guy Leriche, homme dâaffaires et joueur invĂ©tĂ©rĂ©, dilapide sa fortune au poker. Sa mĂšre, Martha Szentgyörgyi, ancienne trapĂ©ziste hongroise, voit son mariage vaciller. Un soir, Ă Cannes, elle capte le regard dâun homme : Lucien BarriĂšre. HĂ©ritier dâun empire de casinos, il tombe sous le charme de cette danseuse Ă©trangĂšre au passĂ© compliquĂ©.
Ils se marient en 1963. Lucien adopte immĂ©diatement Diane, qui abandonne le nom de son pĂšre biologique pour porter celui qui deviendra une institution. Elle passe son enfance entre le Majestic Ă Cannes, lâHermitage Ă La Baule et le Normandy Ă Deauville, assistant en coulisses au ballet millimĂ©trĂ© des palaces. Mais ce monde dorĂ© est aussi une cage. DĂšs que possible, elle sâĂ©chappe.
Ă 17 ans, elle monte Ă Paris, Ă©tudie le droit, se marie en 1975 avec Thierry Gaubert, divorce trois ans plus tard. Elle se rĂ©inscrit en gestion et dĂ©croche son diplĂŽme pour prouver Ă son pĂšre quâelle peut ĂȘtre plus quâune hĂ©ritiĂšre. Mais Lucien BarriĂšre ne croit pas aux femmes dâaffaires.
En 1981, elle rencontre Dominique Desseigne. Notaire, grand, sportif, rassurant. Il plaĂźt Ă Lucien. Trois an plus tard, elle lâĂ©pouse, et deux enfants naissent : Alexandre en 1987, Joy en 1990.
Trois semaines avant la naissance de Joy, Lucien BarriĂšre meurt brutalement. Diane, 33 ans, se retrouve Ă la tĂȘte dâun empire quâelle nâĂ©tait pas censĂ©e diriger. Mais elle reprend le flambeau et impose son style.
Elle modernise les hÎtels et casinos, faisant appel à Jacques Garcia pour la rénovation.
Elle développe les machines à sous et optimise la rentabilité des établissements.
Elle scelle un partenariat stratégique avec Accor.
Elle rĂ©alise son rĂȘve en rachetant le Fouquetâs en 1998.
Elle dirige avec instinct et autoritĂ©. Un jour, elle infiltre mĂȘme le casino de Deauville sous une perruque et un chapeau pour observer discrĂštement les opĂ©rations. Tout le monde lâa reconnue, mais peu importe : elle veut comprendre chaque rouage.
Mais son ascension est aussi fulgurante que lâaccident quâelle va subir.
Le 16 juillet 1995, Diane BarriĂšre est Ă Saint-Tropez. Son mariage avec Dominique Desseigne bat de lâaile. Il est restĂ© Ă La Baule avec leurs enfants. Diane, elle, profite de lâĂ©tĂ©. Câest exactement ce quâelle lui reproche.
En dĂ©but de soirĂ©e, elle monte dans un Beechcraft Baron E55 pour rejoindre son mari et ses enfants. Lâavion, parti de Bourges, a fait escale Ă lâaĂ©rodrome du Luc-Le Cannet, mais nâa pas pu se ravitailler. Le pilote dĂ©colle malgrĂ© tout.
Ă 130 kilomĂštres de lâarrivĂ©e, le moteur sâĂ©teint. Lâavion tombe en panne sĂšche.
Il sâĂ©crase dans un champ.
Le pilote et le passager avant meurent sur le coup. Diane est extraite des flammes par des habitants du coin. Elle est vivante, mais brisée.
BrĂ»lĂ©e au troisiĂšme degrĂ©, tĂ©traplĂ©gique, elle entame un lourd combat contre la douleur. Pour la soutenir au quotidien, Dominique Desseigne, bouleversĂ©, ferme son Ă©tude notariale. Câest Ă©galement son entrĂ©e dans le groupe BarriĂšre.
Dans les premiers mois, lâhĂŽpital devient son univers. Les opĂ©rations se succĂšdent, des dizaines dâinterventions pour tenter de rĂ©parer lâirrĂ©parable. Ă chaque rĂ©veil, elle affronte une rĂ©alitĂ© quâelle refuse dâaccepter. Son mari, bouleversĂ©, ferme son Ă©tude notariale pour se consacrer entiĂšrement Ă elle et au groupe. Sa mĂšre, Anne-Marie, prend en charge les enfants, Alexandre, 8 ans, et Joy, 5 ans, dans un quotidien oĂč la douleur est omniprĂ©sente.
Quand Diane commence Ă recevoir des visites, elle observe ses amis, cherchant dans leurs regards le reflet de ce quâelle est devenue.
« J'ai réussi à donner le change devant elle, se souvient Brigitte, sa grande amie. Mais j'ai subi un tel choc que je suis ensuite allée vomir d'émotion dans les toilettes... »4
Son cercle proche tente de maintenir une illusion de normalitĂ©. Jean Todt, patron de Ferrari, lui fait fabriquer un casque de communication inspirĂ© de la F1, pour lui permettre dâĂ©changer sans effort.
Diane refuse dâĂȘtre rĂ©duite Ă une ombre dâelle-mĂȘme. AprĂšs plus dâun an dâhospitalisation, elle dĂ©cide de quitter les couloirs aseptisĂ©s et de reconstruire une vie, Ă sa maniĂšre. En 1997, elle rachĂšte lâancienne maison de Robert Ricci et lâhĂŽtel est rĂ©amĂ©nagĂ© pour elle : le dernier Ă©tage est dĂ©diĂ© Ă ses soins et Ă ses infirmiĂšres.
Elle ne renonce Ă rien. Chaque semaine, elle se rend au siĂšge du groupe. Elle continue dâimposer sa vision, suit les dossiers, se bat pour son empire. Elle dĂ©jeune rĂ©guliĂšrement au Fouquetâs, le restaurant quâelle a sauvĂ©, oĂč elle retrouve un cercle restreint dâamis. Toujours Ă la mĂȘme table, une habitude immuable, comme un rituel face Ă un destin quâelle refuse de subir.
Mais son corps, lui, ne suit plus.
Le 18 mai 2001, Diane BarriĂšre meurt Ă 44 ans Ă lâHĂŽpital amĂ©ricain de Neuilly.
Ă la Madeleine, la cĂ©rĂ©monie funĂ©raire rassemble tout ce que Paris compte dâinfluents. Olivier Dassault orchestre un ballet dâavions privĂ©s pour emmener ses proches en ArdĂšche, oĂč Diane est inhumĂ©e dans le caveau familial.
Joy a 11 ans.
Alexandre, 14.
Chauffé comme une flamme
Ce quâAlexandre et Joy BarriĂšre apprendront bien plus tard, câest quâau-delĂ de lâimage du mari Ă©plorĂ©, Dominique Desseigne a verrouillĂ© la succession avec une minutie implacable. En mai 2000, un an avant la mort de Diane, il fait venir un notaire de La Baule, accompagnĂ© de deux avocats, au chevet de son Ă©pouse, alitĂ©e Ă lâHĂŽpital amĂ©ricain de Neuilly5.
Diane est Ă©puisĂ©e, son Ă©tat de santĂ© gravement dĂ©gradĂ©. Pourtant, ce jour-lĂ , elle signe. Un nouvel acte notariĂ© modifie leur rĂ©gime matrimonial : la sĂ©paration de biens devient une communautĂ© universelle, fusionnant lâintĂ©gralitĂ© de leurs patrimoines6. DĂ©sormais, en cas de dĂ©cĂšs, Dominique hĂ©ritera de lâusufruit de lâempire BarriĂšre.
Le mĂȘme jour, sept donations sont paraphĂ©es. Les actions du groupe passent en nue-propriĂ©tĂ© Ă leurs enfants, Alexandre et Joy, mineurs, donc reprĂ©sentĂ©s par leur pĂšre. Mais Desseigne garde lâusufruit, câest-Ă -dire la totalitĂ© des dividendes. Il devient lâunique maĂźtre du navire, Ă©tend son influence et propulse le groupe bien au-delĂ des ambitions initiales de son Ă©pouse. HĂŽtels Ă lâinternational, expansion du Fouquetâs, domination sur Partouche, son grand rival : en vingt ans, il transforme lâempire familial en une machine de guerre.
Puissant comme un fusil d'assaut
Tout bascule en 2021. Lors dâun Ă©change qui se veut anodin, Alexandre pose la question.
« Quand comptes-tu prendre ta retraite ? »
Son pĂšre, surpris, ne rĂ©pond pas. Il nâa jamais envisagĂ© de lĂącher prise. Pour Alexandre, câest une fin de non-recevoir. Il comprend que lâheure est venue.
Le 24 juin 2022, il passe Ă lâattaque. Il traĂźne son propre pĂšre en justice et rĂ©clame 75MâŹ7, jugeant lâusufruit octroyĂ© Ă Dominique abusif. Plus encore, il conteste le rĂ©gime matrimonial signĂ© en 2000, affirmant que Diane, diminuĂ©e, nâĂ©tait pas en Ă©tat de donner son consentement.
En avril 2023, la guerre familiale manque dâĂ©clater au grand jour. Ă 36 ans, Alexandre fait un pas dĂ©cisif : il prend le contrĂŽle du groupe et Ă©vince Dominique de toutes ses fonctions exĂ©cutives. Un putsch familial, aussi brutal que discret, orchestrĂ© avec un sens implacable de la stratĂ©gie. Et pour achever lâĆuvre, il renie son patronyme. DĂ©sormais, il ne sâappelle plus Desseigne. Il efface jusquâĂ son nom, pour redevenir BarriĂšre.
Que sâest-il passĂ© derriĂšre les grilles de la Villa Montmorency, oĂč pĂšre et fils ont cohabitĂ© jusquâen 2022 ?
Certes, ils nâont jamais Ă©tĂ© proches. Lâun peaufinait son revers de tennis et cultivait son rĂ©seau mondain, lâautre se tenait en retrait, visage fermĂ©, fuyant les cocktails. MĂȘme Ă Deauville, ils sâĂ©vitaient : lâun Ă lâHĂŽtel du Golf, lâautre au Normandy. Mais Dominique Desseigne, persuadĂ© dâavoir formĂ© son successeur, nâavait pas vu venir la trahison. Parce quâAlexandre nâattendait pas quâon lui passe le flambeau : il comptait lâarracher.
Pour cela, il sâentoure dâun homme-clĂ© : David Layani, fondateur de Onepoint, autodidacte qui infiltre mĂ©thodiquement le groupe BarriĂšre. Depuis 2019, il place ses pions : David Haccoun (Osborne Clarke) gĂšre lâopĂ©ration financiĂšre, Sacha Mandel (Majorelle) contrĂŽle la communication, et GrĂ©gory Rabuel, ex-patron de SFR, est parachutĂ© Ă la tĂȘte du groupe en 2022, contre lâavis du cabinet de recrutement Egon Zehnder.
Mais pour verrouiller dĂ©finitivement lâopĂ©ration, il reste un dernier verrou Ă faire sauter : Marc Ladreit de LacharriĂšre, encore lui. Le milliardaire, patron de Fimalac, dĂ©tient encore 40 % du groupe BarriĂšre, une participation acquise en 2011 auprĂšs dâAccor pour 186 MâŹ. Alexandre et Joy veulent rĂ©cupĂ©rer ce bloc dâactions pour redevenir seuls maĂźtres Ă bord. La nĂ©gociation est Ăąpre, mais Ladreit de LacharriĂšre, pris dans le sauvetage de Casino et recentrant son empire sur la finance et le numĂ©rique, accepte de cĂ©der. LâintermĂ©diaire ? Nicolas Sarkozy, encore.
Le 21 juillet 2023, un compromis de vente est signĂ© pour 325MâŹ. Le 28 juin, un second accord boucle lâopĂ©ration avec le rachat des 10% de la SFCMC, sociĂ©tĂ© qui contrĂŽle le Casino de Cannes et plusieurs hĂŽtels prestigieux.
Le groupe redevient 100 % familial. LâĂšre Desseigne sâĂ©teint. Dominique cĂšde le contrĂŽle, garde un siĂšge honorifique et un train de vie confortable. En Ă©change, il abandonne toute gestion du groupe.
Dans le communiqué officiel, on remercie Marc Ladreit de LacharriÚre pour son soutien. On salue Nicolas Sarkozy pour son implication. Mais le message est limpide : une nouvelle génération a pris le pouvoir. Alexandre et Joy sont désormais seuls aux commandes. Dominique Desseigne, lui, reste dans la Villa Montmorency, en simple résident.
Dans les couloirs feutrĂ©s du 33 rue dâArtois, lâĂ©viction de Dominique Desseigne par son fils nâĂ©tait pas la seule fracture familiale. Une autre ombre planait sur le patriarche, plus intime, plus mĂ©diatique : la reconnaissance judiciaire de sa paternitĂ© de Zohra Dati.
En 2016, aprĂšs des annĂ©es de bataille, la cour dâappel de Versailles tranche : Dominique Desseigne est bien le pĂšre de la fille de Rachida Dati, nĂ©e en 2009. Il avait refusĂ© le test de paternitĂ©, mais la justice considĂšre son silence comme un aveu.
CondamnĂ© Ă verser une pension alimentaire de 2â500⏠par mois, rĂ©troactive depuis la naissance, il voit son image Ă©cornĂ©e. Pour Alexandre et Joy, cette rĂ©vĂ©lation publique est une blessure supplĂ©mentaire. Alexandre, qui sâapprĂȘtait Ă renverser son pĂšre, y trouve une raison supplĂ©mentaire dâeffacer ce nom. Lorsque, quelques annĂ©es plus tard, il barre dĂ©finitivement « Desseigne » de son Ă©tat civil, ce nâest pas seulement un hommage Ă sa mĂšre. Câest un acte symbolique : couper dĂ©finitivement le lien avec celui quâil tient pour responsable de la mort de Diane.
Aujourdâhui, Alexandre BarriĂšre a quittĂ© la Villa Montmorency. Joy, elle, y est restĂ©e. Dominique Desseigne, lui, vit toujours derriĂšre ces grilles. Mais il nâest plus le maĂźtre des lieux.
Les fortunes se font et se dĂ©font, les dynasties industrielles sâaffrontent, mais derriĂšre les hauts murs de la Villa, une autre mutation sâest opĂ©rĂ©e. Car si ce carrĂ© de verdure fut longtemps le théùtre des batailles dâinfluence des grands patrons et hĂ©ritiers, il a aussi, au fil des dĂ©cennies, attirĂ© une autre aristocratie : celle du spectacle et des mĂ©dias.
Entre les annĂ©es 1970 et 1990, la Villa Montmorency connaĂźt une transformation radicale. Ce qui nâĂ©tait quâun lotissement bourgeois devient un sanctuaire ultra-select, un havre coupĂ© du monde oĂč se croisent pas mal dâartistes et stars qui show-business, bien avant que que les grands patrons nâarrivent.
La premiĂšre vague de vedettes arrive dans les annĂ©es 1970. Johnny Hallyday et Sylvie Vartan ouvrent le bal. En 1978, ils achĂštent une maison au tout dĂ©but de lâavenue Boufflers, une demeure de caractĂšre nichĂ©e Ă lâangle de la rue des Peupliers, pour 4,1M Frs. Le roi du rock français, Ă©ternel fugitif traquĂ© par ses fans et les paparazzis, trouve enfin un havre oĂč garer ses bolides sans ĂȘtre assiĂ©gĂ© par les flashs. Sylvie Vartan, elle, ne quittera jamais la Villa : aujourdâhui encore, elle y vit avec son second mari, Tony Scotti, dans une maison bordĂ©e au nord par lâancien patron de Cheniere.
La mĂȘme annĂ©e, Gilles Jacob, futur prĂ©sident du Festival de Cannes, acquiert une maison de 500mÂČ pour 3,2M Frs. Puis Carole Bouquet sâinstalle sur une propriĂ©tĂ© de 700mÂČ en 1994, quâelle revendra plus tard pour 9,3M Frs en 2006.
Mais câest surtout lâĂ©poque oĂč est arrivĂ©e la chanteuse Rika ZaraĂŻ. Amoureuse de rĂ©sidence, elle achĂšte le 2 avenue des Tilleuls, depuis repris par le patron dâun gros fonds dâinvestissement parisien. La bĂątisse construite en 1870 est mitoyenne avec le 4 qui a Ă©tĂ© divisĂ©, comme le 2 le sera par la suite. A lâĂ©poque la villa voisine, avenue du Square, nâĂ©tait pas encore occupĂ©e par Philippe Alazar, le patron de Bigard, mais ses habitants pouvaient voir dĂ©filer le tout Paris que la chanteuse invitait chez elle pendant des longues annĂ©es oĂč elle habitant dans la villa, de 1986 Ă 2012.
Tout ceux qui ont connu la vie de lâĂ©poque la dĂ©crivent comme impliquĂ©e dans les (complexes) dĂ©cisions de la villa quâelle voyait comme un petit village.
Dans le mĂȘme temps, la Villa Montmorency attire des figures plus discrĂštes du monde du cinĂ©ma et de la musique. MylĂšne Farmer choisit le 17 avenue des Tilleuls. Pour une artiste connue pour sa rĂ©clusion et son mystĂšre, cette enclave protĂ©gĂ©e devient un cadre parfait. Pendant plus de vingt ans, elle y vit avec son compagnon de lâĂ©poque, le rĂ©alisateur BenoĂźt Di Sabatino.
Mais la quiĂ©tude qui lui Ă©tait promise derriĂšre les hauts murs de la Villa sâeffrite peu Ă peu. Ses deux bergers suisses deviennent un problĂšme. Leurs aboiements incessants exaspĂšrent le voisinage, jusquâĂ ce que lâun dâeux attaque une factrice. Lâaffaire fait scandale lors des assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales de la copropriĂ©tĂ©. Sous pression, MylĂšne Farmer est contrainte de partir en 2019.
Mais plutĂŽt que de vendre, elle procĂšde Ă un Ă©change immobilier, valorisant sa maison Ă 9,3M⏠contre une demeure de maĂźtre Ă Montretout, Ă Saint-Cloud, Ă quelques mĂštres de la famille Le Pen, dont le manoir domine le parc. Enfin, ex-propriĂ©tĂ©, puisquâĂ la mort de Jean-Marie il a Ă©tĂ© mis en vente un peu moins de 9MâŹ. Personne nâaurait encore fait dâoffre pour la grande maison qui jouxte celle oĂč habita longtemps Guy BĂ©art, avec Emmanuelle, et la magnifique hĂŽtel particulier Second Empire oĂč vĂ©cu Lino Ventura jusquâĂ sa mort, maintenant rachetĂ© par Jean Dujardin il y a 10 ans.
Non loin de lâex-villa de MylĂšne, câest une autre icĂŽne, CĂ©line Dion (et son mari dâalors RenĂ© Angelil) qui sâĂ©tait offert le 16 avenue du Square, lâune des quatre maisons qui surplombent le rond-point central de la Villa. La chanteuse canadienne, qui Ă©tait dĂ©jĂ une star, avait fait de cet Ă©crin un pied-Ă -terre parisien de prestige, bien quâelle nây ait quasiment jamais vĂ©cu. Mise en vente plusieurs fois ces derniĂšres annĂ©es et mĂ©diatisĂ©e par lâagence Kretz, la demeure aurait trouvĂ© preneur fin 2024, sans que la transaction ne soit confirmĂ©e.
Plus rĂ©cemment, câest Isabelle Adjani qui sâĂ©tait installĂ©e au 3e Ă©tage du 17 avenue des Peupliers entre 2003 et 2005, tandis quâau rez-de-chaussĂ©e, elle cĂŽtoyait Dominique Ambiel, producteur et futur conseiller de Jean-Pierre Raffarin.
Mais dans les annĂ©es 1980 plusieurs capitaines dâindustrie, les patrons de mĂ©dias et les figures du capitalisme français prennent progressivement le relais des artistes et des cĂ©lĂ©britĂ©s.
Vincent BollorĂ©, encore loin dâĂȘtre lâhomme qui rĂ©gnera sur Canal+, acquiert une premiĂšre maison en 1983 pour 2,2M Frs. Son jardin est modeste (100 mÂČ), mais son ambition, immense. Peu Ă peu, il rachĂšte plusieurs autres propriĂ©tĂ©s dans la Villa, consolidant son pouvoir.
Jean-Paul Baudecroux, le fondateur de NRJ, sâinstalle Ă quelques mĂštres de son associĂ© Alain Weill, qui habite alors de lâautre cĂŽtĂ©, boulevard de Montmorency. Ensemble, ils forment le duo le plus influent de lâaudiovisuel français.
De lâautre cĂŽtĂ© du domaine, câest Alain Afflelou, le magnat des lunettes, qui achĂšte une demeure dâexception pour 70M Frs, aujourdâhui Ă vendre. En 2012, le milliardaire de la lunette avait dĂ©jĂ mis en vente les 830mÂČ pour 48MâŹ, moins pour vendre que pour montrer au fisc quâil Ă©tait bien installĂ© Ă Londres. Mais personne nâa cĂ©dĂ© Ă ce prix.
Lâimmobilier atteint alors des sommets inĂ©dits, et seules les fortunes les plus importantes peuvent encore espĂ©rer sây installer. En 1993, Corinne Bouygues, fille de Francis Bouygues, suivi par Thierry Dassault, hĂ©ritier du groupe aĂ©ronautique, venant profiter dâun Ăźlot dâĂ©lite oĂč tout est fait pour prĂ©server le secret et lâintimitĂ© de ses rĂ©sidents.
Bien que le calme nây soit jamais absolu.
Mais il y a un drame dont personne ne veut parler ici. Le 21 fĂ©vrier 2003 Pierre Michaud est loin de Paris lorsquâun gardien dĂ©couvre, au fond du jardin de son hĂŽtel particulier, le corps de son Ă©pouse, Simone Dalloz, 79 ans. Lâindustriel, en voyage dâaffaires au Moyen-Orient, ignore encore que sa femme repose sous des sacs-poubelle, tuĂ©e de sang-froid, vraisemblablement Ă©touffĂ©e avant dâĂȘtre achevĂ©e dâune balle de .22 long rifle en pleine tĂȘte. Lâautopsie situe la mort au jeudi prĂ©cĂ©dent.
La dĂ©couverte macabre commence dans la soirĂ©e, lorsquâun gardien du 22 avenue des Peupliers, alertĂ© par des proches inquiets de lâabsence de Simone Dalloz, entre dans sa demeure. Dans le jardin, il tombe sur un cadavre enveloppĂ© dans du plastique. Les enquĂȘteurs du Quai des OrfĂšvres dĂ©couvrent ensuite des traces de sang sur la baie vitrĂ©e, des marques de traĂźnĂ©e au sol. Lâautopsie rĂ©vĂšlera que la vieille dame a Ă©tĂ© Ă©touffĂ©e, avant dâĂȘtre achevĂ©e dâune balle dans la tĂȘte avec une carabine .22 long rifle Ă canon sciĂ©, Ă©quipĂ©e dâun silencieux artisanal.
TrÚs vite, un nom émerge : Daniel Dardenne, 62 ans, concubin de Marie-Claire Leflon et jardinier à la Villa Montmorency. Originaire du Nord, cet homme, qui vivait avec sa compagne dans le logement de fonction attenant à la propriété des Michaud, avait été remercié quelques jours auparavant.
Ce licenciement, qui semblait avoir été accepté sans heurts, a-t-il déclenché une folie meurtriÚre ? Pourquoi tuer aussi sa propre compagne ?
Les enquĂȘteurs nâont pas le temps dâinterroger Dardenne. Le 22 fĂ©vrier, Ă lâaube, il est repĂ©rĂ© en train dâessayer dâentrer dans la villa avec ses clĂ©s. Pris en chasse par la police, il sort son arme, la pointe sur les forces de lâordre, avant de la retourner contre lui. Un tir en pleine poitrine.
Transporté dans un état critique au centre hospitalier Georges-Pompidou, il survit, incapable de parler.
Les enquĂȘteurs retournent alors la maisonnette du personnel. Sous un matelas, le corps de Marie-Claire Leflon repose, recroquevillĂ© entre plusieurs couches de draps et de couettes. Lâautopsie rĂ©vĂ©lera quâelle a Ă©tĂ© tuĂ©e dâune balle dans la nuque, exĂ©cutĂ©e Ă bout portant.
Les Ă©lĂ©ments sâemboĂźtent : le jardinier a tuĂ© sa compagne, puis la maĂźtresse de maison. Mais pourquoi ? La version du licenciement refait surface. Dardenne et Leflon devaient quitter la Villa Montmorency, leurs employeurs souhaitant des domestiques capables de conduire. Une sĂ©paration sans drame apparent : le couple sâapprĂȘtait Ă retourner dans le Nord, oĂč il avait une maison. Rien ne laissait prĂ©sager un tel basculement.
Les voisins dĂ©crivent un homme Ă©trange, souvent seul avec son chien, parfois en proie Ă des accĂšs de colĂšre. On sait aussi quâil buvait, et quâau matin de sa tentative de suicide, il avait dĂ©jĂ un gramme dâalcool dans le sang. Un crime de dĂ©sespoir ? Une colĂšre soudaine ? Les enquĂȘteurs tentent de reconstruire la chronologie. Leflon aurait Ă©tĂ© tuĂ©e la premiĂšre, peut-ĂȘtre au dĂ©but de la semaine. Dardenne aurait ensuite conservĂ© son cadavre plusieurs jours, avant dâassassiner Simone Dalloz. Un crime froidement prĂ©mĂ©ditĂ©, puisque sa carabine avait Ă©tĂ© Ă©quipĂ©e dâun silencieux artisanal, son canon et sa crosse sciĂ©s.
Dans les allées de la Villa Montmorency, on évite le sujet. Les vigiles de la résidence privée font mine de ne rien savoir. Le silence est la rÚgle. Mais entre les murs feutrés des hÎtels particuliers, le choc est bien là . « Un vrai traumatisme », concÚde un voisin. Un double meurtre derriÚre des grilles dorées, une tragédie étouffée dans le luxe et le secret.
Câest deux ans plus tard, câest Olivier-ClĂ©ment Cacoub qui est victime Ă son tour dans ce qui est sans doute le plus beau bĂątiment de la villa, la 18 avenue des Tilleuls, celui-lĂ mĂȘme oĂč habita Henri Bergson. Sa gigantesque maison de 16â00mÂČ avec plusieurs terrasses aux vues incroyables, dont lâune oĂč il a fait construire une vĂ©randa en 2004, est aussi le plus grande de toute.
Ă 84 ans, lâarchitecte franco-tunisien est une institution. Grand prix de Rome, il a laissĂ© son empreinte de Paris Ă Abidjan, conçu le palais prĂ©sidentiel de Carthage, dessinĂ© des Ă©difices en CĂŽte dâIvoire, au ZaĂŻre et jusquâĂ Tahiti. Consul honoraire du Botswana, il compte parmi ces hommes de lâombre que les dirigeants africains consultent en secret, mais il est Ă©galement un ami intime de Jacques Chirac. Dans les cercles du pouvoir, il est une oreille attentive, un intermĂ©diaire respectĂ©. Ă la Villa Montmorency, câest un voisin parmi dâautres, propriĂ©taire dâun hĂŽtel particulier cossu, oĂč il vit avec son Ă©pouse et son personnel de maison.
Le 24 mars 2005, un commando armĂ© sâintroduit dans la propriĂ©tĂ© vers 22 h 15. Ils maĂźtrisent le cuisinier et le maĂźtre dâhĂŽtel avant de sâen prendre au couple. Cacoub et son Ă©pouse sont jetĂ©s au sol, ligotĂ©s et menacĂ©s. Les malfaiteurs ne sont pas lĂ par hasard : ils savent ce quâils viennent chercher. Ils repartent avec un demi-million dâeuros en liquide et en bijoux.
Lâaffaire est prise au sĂ©rieux. Les policiers de la BRB8 se penchent sur le dossier, la procĂ©dure est ouverte pour vol avec violences et sĂ©questration. La victime intrigue. Un simple cambriolage ? Une affaire plus complexe ? Lâarchitecte, habituĂ© aux palais et aux chefs dâĂtat, possĂ©dait peut-ĂȘtre dâautres richesses que lâargent.
Mais trĂšs vite, la piste crapuleuse est privilĂ©giĂ©e. Les enquĂȘteurs nâĂ©tablissent aucun lien entre lâattaque et les relations diplomatiques de Cacoub. Ce serait lâun des nombreux cambriolages visant les grandes fortunes parisiennes, ces braquages de haut vol oĂč les malfrats, renseignĂ©s, savent qui frapper. La Villa Montmorency, pourtant forteresse ultra-sĂ©curisĂ©e, sâavĂšre vulnĂ©rable.
La rĂ©action est immĂ©diate. Vincent BollorĂ©, dĂ©jĂ influent parmi les copropriĂ©taires, impose un renforcement drastique de la sĂ©curitĂ©. Exit la simple prĂ©sence des gardiens : dĂ©sormais, la Villa se dote de rondes privĂ©es nocturnes et dâun nouveau systĂšme de vidĂ©osurveillance dernier cri. Budget initial : 100KâŹ. Mais Georges Tranchant, qui connaĂźt bien les mĂ©canismes dâappel dâoffres grĂące Ă ses casinos, nĂ©gocie une ristourne de 19KâŹ.
Olivier-Clément Cacoub meurt, lui, deux ans aprÚs en 2008.
Sa femme vivra encore quelques annĂ©es dans les lieux puis vend en 2019. Mais qui est lâacheteur mystĂ©rieux qui a dĂ©boursĂ© 25M⏠via un prĂȘt infine de 31,5M$ Ă 1% sur 10 ans ? Nul ne le sait. MĂȘme parmi les habitants, les rumeurs vont bon train.
Officiellement, le bien est dĂ©tenu par un gĂ©rant chinois, qui sâacquitte sans faillir des 1,5M⏠de charges annuelles. Mais la toile de sociĂ©tĂ©s Ă©crans Ă Hong Kong et aux Ăźles Vierges britanniques rend impossible lâidentification du vĂ©ritable propriĂ©taire. Une femme de paille reprĂ©sente cette entitĂ© fantomatique, entretenant le mystĂšre et alimentant les spĂ©culations sur lâidentitĂ© de celui ou celle qui, dans lâombre, dĂ©tient cette forteresse.
Difficile de dire si ce sont les Ă©vĂšnements, ou simplement le temps, qui ont changĂ© la villa Montmorency. Mais tous ceux qui sont passĂ©s par lĂ disent clairement que plus rien nâa Ă©tĂ© comme avant. Durant les annĂ©es 2010, les prix ont chutĂ©, faute dâacheteurs.
En 2014, la Villa Montmorency connaĂźt une crise sans prĂ©cĂ©dent : entre 15 et 25 maisons sont mises en vente, une hĂ©morragie immobiliĂšre inĂ©dite dans cette enclave ultra-privilĂ©giĂ©e du XVIe. La faute Ă une pression fiscale grandissante et Ă un climat politique perçu comme hostile aux grandes fortunes. LassĂ©s dâĂȘtre dans le viseur du fisc et de lâopinion publique, de nombreux rĂ©sidents envisagent lâexil, transformant ce bastion de lâentre-soi en marchĂ© immobilier en berne. Parce que si le marchĂ© de lâimmobilier de luxe parisien ne sâest jamais arrĂȘtĂ© de croire, il a surtout Ă©tĂ© portĂ©e par des fortunes Ă©trangĂšres, plus intĂ©ressĂ©es par le triangle dâor que par le petit village dâAuteuil. Encore aujourdâhui, trĂšs peu dâĂ©trangers y vivent. Dâautant quâil faut en accepter les contraintes.
Vivre Ă la Villa Montmorency, câest habiter un quartier oĂč le silence est dâor, mais oĂč chaque dĂ©tail est rigoureusement encadrĂ©. DerriĂšre les grilles et les camĂ©ras, la gestion du domaine repose sur une association syndicale, créée en 1926, qui orchestre la vie quotidienne de ces quelques centaines de privilĂ©giĂ©s. Officiellement prĂ©sidĂ©e par un inspecteur gĂ©nĂ©ral des affaires culturelles, elle est en rĂ©alitĂ© animĂ©e par Vincent BollorĂ©, dont les fils possĂšdent Ă©galement leur propre hĂŽtel particulier dans lâenclave fermĂ©e.
Un ancien explique que câest le comportement de Gide qui serait Ă lâorigine de la fermeture progressive. Sâil vivait reclus, il avait pris lâhabitude bienveillante de laisser les patients dâune clinique voisine, la Fondation italienne, se promener dans les allĂ©es calmes de la villa Montmorency.
Ce comportement, jugĂ© trop gĂ©nĂ©reux par certains voisins, suscita leur mĂ©contentement. Sous couvert de sĂ©curitĂ©, les autres propriĂ©taires dĂ©cidĂšrent alors de poser des serrures aux portails dâaccĂšs de la villa vers 1911, officiellement pour empĂȘcher la venue de prostituĂ©es errant depuis la destruction de lâenceinte de Thiers, mais officieusement pour interdire lâaccĂšs aux Ă©trangers non rĂ©sidents, y compris les invitĂ©s de Gide.
Cet Ă©pisode, documentĂ© par Gide lui-mĂȘme, marque le passage dâune enclave privĂ©e mais relativement ouverte Ă un lieu hermĂ©tiquement clos. Les grilles, autrefois gardĂ©es mais non verrouillĂ©es, deviennent infranchissables sans autorisation, scellant le caractĂšre exclusif du lieu.
Tout est pensĂ© pour prĂ©server la tranquillitĂ© et lâuniformitĂ© du lieu. Lâentretien des voies, lâĂ©lagage des arbres, lâadduction dâeau, la collecte des orduresârĂ©alisĂ©e Ă lâaube par des minivans Ă©lectriques pour Ă©viter la moindre nuisance sonoreâsont entiĂšrement Ă la charge des rĂ©sidents. Les charges sont exorbitantes, mais câest le prix de la discrĂ©tion et du confort absolu.
Le rĂšglement interne, rĂ©guliĂšrement mis Ă jour, sâĂ©tend sur une quarantaine de pages, avec des dispositions souvent surprenantes. Laver sa voiture avec un tuyau dâarrosage dans les avenues de la villa est strictement interdit. En cas de rĂ©cidive, un autocollant fortement adhĂ©sif est apposĂ© sur le pare-brise du contrevenant, seule forme de sanction envisageable dans un quartier oĂč les PV nâexistent pas.
MĂȘme les limitations de vitesse Ă©chappent aux rĂšgles habituelles : les 25 km/h imposĂ©s dans les allĂ©es ne sont pas verbalisĂ©s, et personne ne risque de perdre des points sur son permis ici. Le fondateur de Coyote, Fabien Pierlot, qui sâest offert en 2011 un hĂŽtel particulier avenue des Sycomores, en rachetant une ex-demeure dâArnaud LagardĂšre pour 5,5MâŹ, fortune faite, ne risque pas dây vendre Ă ses voisins ses cĂ©lĂšbres avertisseurs de radar.
Pourtant, la quiĂ©tude nâest pas toujours de mise, surtout depuis que certaines maisons y sont en location, ce qui a valu, lĂ encore, de longues heures de discussions en AG.
Quand Zlatan Ibra est arrivĂ© au PSG, le club lui a louĂ© une belle villa construite en 2012 de 219mÂČ, que Thiago Motta a Ă©galement occupĂ© aprĂšs lui, juste Ă cĂŽtĂ© de la grande maison quâAlain Afflelou a fait construire en 1986.
Plusieurs rĂ©sidents se sont plaints des allers et venues incessants, et de fĂȘtes parfois bruyantes. Pourtant, un ancien rĂ©sident se rappelle que la Villa nâa pas toujours Ă©tĂ© calme.
« Aujourdâhui ça ressemble Ă un EHPAD oĂč il ne faut surtout pas faire le moindre bruit. Jâai connu lâĂ©poque oĂč Sylvie [Vartan] organisait des fĂȘtes incroyables, oĂč tout le monde pouvait passer. »
Ces fĂȘtes font partie de la lĂ©gende. De mĂȘme que cette fameuse nuit oĂč Johnny aurait Ă©tĂ© reconduit Ă la sortie par un gardien qui lâavait pris pour un SDF tellement il Ă©tait bourrĂ©. OĂč encore les hurlements dâAlain Delon contre Afflelou lorsquâil venait chercher ses deux enfants dont la mĂšre, la mannequin, Rosalie van Breemen, a Ă©tĂ© lâĂ©pouse de 2002 Ă 2008. Les mĂȘmes qui racontent comme une nuit.
Des histoires qui paraissent improbables, mais quâest-ce qui peut ne pas arriver villa Montmorency ?
Aujourdâhui la villa Montmorency est lâun des symboles de lâĂ©litisme en vase clĂŽt. En septembre 2020, un groupe de Gilets jaunes et dâactivistes anti-oligarchie a rĂ©ussi Ă sâintroduire briĂšvement dans lâenceinte de la villa Montmorency, au cri de « Ă bas les riches ». Evidemment sans consĂ©quence. Evidemment sans rĂ©el message. Mais comme un discret symbole.
Rares sont les habitants et propriétaires, actuels ou passés, qui veulent parler de la villa. En tout cas, pas en leur nom. La rÚgle du silence est tacite, comme dans ses clubs selects du SiÚcle ou du Bilderberg, desquels on sait peu, et sur lesquels on fantasme beaucoup.
Mais câest aussi comme ça que vivent les lĂ©gendes.
Pour dĂ©couvrir plus longuement lâhistoire de la Villa, vous pouvez Ă©galement lire Villa Montmotency dâAugustin de Canchy, paru chez OdyssĂ©e.
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1
Colette en son jardin, Maria-Catherine BOUTTERIN, Les Editions Sekoya, BrochĂ©, 162 pages ISBN 978-2-84751-218-2, Prix public ttc 20 âŹ
2
Fin de partie pour Arnaud LagardĂšre?, Martine Orange, Mediapart, 4 mai 2020
3
Arnaud LagardĂšre mis en examen pour « abus de biens sociaux » : des Ă©critures comptables acrobatiques au cĆur des investigations, Aude Dassonville, RĂ©mi DuprĂ©, Le Monde, 30 avril 2024
4
Diane BarriÚre, une vie de luxe brisée, Marie Bordet, Le Point, 15 aout 2024
5
Dans les coulisses de la guerre chez les BarriĂšre, Marie Bordet, Le Point, 8 juillet 2023
6
Le mystÚre Desseigne, Stéphanie Marteau, Le Monde, 2 novembre 2012
7
Les grands patrons dĂ©chus #2. Dominique Desseigne, le « prince consort » dĂ©chu des casinos, CĂ©cile Rousseau, LâHumanitĂ©, 12 aout 2024
8
Brigade de répression du banditisme